1818 - 1883
Tourgueniev, qui a voué toute sa vie à l' écriture grâce à la fortune de sa famille, n' est ni un idéologue ni un philosophe, mais un conteur.
La manière dont Tourgueniev peignit le sentiment amoureux ne plut pas toujours à ses contemporains. "Premier Amour" tout particulièrement, où l' amour pousse à l' adultère et à la destruction d'une famille et n' est pas racheté par une << cause >> sociale, provoqua de sévères critiques, notamment de la part du mari de Pauline Viardot.
Un homme de contradictions
Les contradictions constituent l'essence même de la vie de Tourgueniev : puisant son inspiration dans la seule Russie, son paysage et ses habitants, il a néanmoins ressenti le besoin impérieux de quitter son pays pour vivre de longues années à l'étranger, notamment en France, avec toujours au fond du coeur la nostalgie de sa patrie. Amoureux de femmes inaccessibles, telle Pauline Viardot, aimée pendant quarante ans bien que mariée à un autre, l'écrivain n'a pu concilier cet amour idéal avec ses désirs charnels, réalisés avec les paysannes et les domestiques de son domaine. Enfin, bien que ses grandes oeuvres romanesques dénoncent le servage, Tourgueniev affranchit certes certains de ses propres serfs, mais se voit incapable d'abolir complètement ce système sur ses terres. Ivan Sergueïevitch Tourgueniev naît le 9 novembre 1818 à Orel. Son père ayant épousé par intérêt une femme plus âgée et de caractère plus fort que le sien, mais bien plus riche, meurt jeune, laissant le jeune Ivan entre les mains de sa mère, qui rejoue avec lui le même rôle masculin et autoritaire qu' elle a joué avec son mari. Des échos de ces rapports familiaux se trouvent transposés dans la nouvelle "Premier Amour".
Après une enfance à la campagne, Tourgueniev fait des études de lettres à Moscou, à Saint-Pétersbourg, puis à Berlin, de 1833 à 1838. L'année 1843 est celle de la grande rencontre de sa vie, c'est-à-dire avec la cantatrice Pauline Viardot, qu' i! aimera jusqu'à sa mort. Tourgueniev peint dans une lettre l 'aspect particulier de cet amour dominateur exercé par Pauline, et dont on retrouvera les traces dans plusieurs héroïnes de ses romans et nouvelles : "il y a longtemps qu'elle a éclipsé toutes les autres femmes à mes yeux pour toujours. Je mérite ce qui m'arrive. Je ne suis heureux que quand une femme met son talon sur mon cou et m'écrase le nez dans la boue."
Pauline Viardot
Toute la vie de Tourgueniev se partagera entre Spasskoïe, le domaine campagnard qu' il hérite à la mort de sa mère, et l' étranger. Il passe les dix dernières années de sa vie (1873-1883) à Paris, où il se lie d'amitié avec Flaubert, Zola, Daudet, les Goncourt, et se sent mieux compris qu' en Russie, où ce sont ses idées libérales qui le font aimer ou haïr bien plus que ses talents d'écrivain.
Tourgueniev entretint tout au long de sa vie des rapports d' amitié, mêlée d' incompréhension mutuelle, avec Tolstoï, son cadet de dix ans. Avec Dostoïevski, né trois ans après lui, la mésentente fut en revanche totale, l' univers littéraire de Tourgueniev provoquant les railleries de l'auteur de" Crime et Châtiment".
Amour et servitude
Outre les quelques comédies largement inspirées du théâtre français du XVIII ème siècle (Marìvaux), dont la plus célèbre est "Un mois à la campagne", et les poèmes en prose écrits à la fin de sa vie, Tourgueniev reste avant tout connu comme un auteur de nouvelles et de romans. La critique implicite d'une organisation sociale menant à l'assujettissement total des paysans à leur seigneur transparaît dès son premier recueil de nouvelles, "Mémoires d' un chasseur". Des échos des luttes idéologiques se retrouveront dans ses récits suivants, à côté du thème omniprésent de l'amour, qui ne lui est pas si éloigné qu'il paraît puisque ses héros sont le plus souvent des hommes esclaves d'une femme qui les domine et qui va jusqu'à détruire leur vie - telle la Zinaïda de "Premier Amour" causant le malheur de tous les hommes qui l' approchent. La communion heureuse avec la nature consolatrice offre des échappées de bonheur et de sensualité dans cet univers parfois ressenti comme hostile. Quelques nouvelles, "Faust", "Apparitions", "Le Chien", ont pour thème les forces de la nature, voire le surnaturel, qui dotent ces récits d'un caractère fantastique.
Genèse des oeuvres de Tourgueniev
De nombreux passages de la correspondance de Tourgueniev ainsi que les manuscrits qui nous restent indiquent une gestation toujours semblable de l' oeuvre à venir : le romancier établit une liste de personnages avec des indications biographiques précises sur leur âge, leur situation sociale, leur caractère. Le récit se construit ensuite à partir de ces personnages, inspirés souvent de personnes réelles. L'écrivain ne part donc jamais d'une idée à illustrer (critique du servage dans Mémoires d' un chasseur, conflit des générations dans Pères et Fils, satire des slavophiles prônant la supériorité du monde russe dans Fumée, ou peinture des dangers que représentent des réformateurs trop idéalistes dans Terres vierges), mais de personnages complexes et bien présents à son esprit ainsi que d'une perception sensuelle des paysages, que la sensibilité de l'écrivain et le pouvoir de l' écriture élèvent au rang d'universels.
Les grands romans de la maturité artistique (1856-1867)
Le premier grand roman, paru en 1856, "Dmitri Roudine", offre le portrait d'un homme velléitaire vivant à la campagne, déçu par la vie et ayant de vagues ambitions jamais réalisées. La peinture de ce personnage central à la psychologie complexe et changeante ainsi que le sentiment de la nature font l'intérêt de cette oeuvre. "Un nid de gentilshommes" obtient un grand succès à sa parution en 1858. Le thème amoureux domine ce récit, présentant deux personnages féminins opposés : la femme coquette et froide et la jeune fille pure et sincère. "Pères et Fils" (1861) évoque, à travers le conflit des générations, les différents courants de réforme de l'époque. "Fumée" (1867), enfin, met en scène une fois de plus un homme partagé entre un amour sincère et le pouvoir fatal de séduction d'une femme cruelle qui se joue des êtres.
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Notes :
"Les propos et les révélations de Tourgueniev sur sa méthode de travail étaient particulièrement intéressants et précieux. Le germe du roman ne prenait jamais chez lui la forme d'une histoire avec intrigue et dénouement ; cela, c'était la dernière chose à quoi il pensait. Il se souciait avant tout de la représentation de certaines personnes. La forme première dans laquelle le roman se présentait à son imagination était la figure d'un individu ou la combinaison d'individus qu'il faisait ensuite agir."
- Henry James, cité dans Lettres soviétiques, æuvres et opinions, No 297, Moscou, Union des écrivains de l'URSS, 1983
<<Tourguenie va montré avec une telle force de conviction la pénible existence des paysans que l'opinion publique de Russie en fut éveillée et commença à faire entendre avec une insistance jamais vue jusque-là l'exigence d'abolir le servage. On nomme souvent ce livre {Mémoires d'un Chasseur] La Case de l' oncle Tom russe. >>
-John Reed, ibid.
<<Plus d'une fois, j'ai entendu et lu dans les critiques que dans mes oeuvres, je " pars d'une idée " ou que " je fais passer une idée"; certains m'en louent, d'autres au contraire me blâment ; pour ma part, je dois avouer que jamais je n'ai tenté de " créer une image " sans avoir pour point de départ non pas une idée, mais un personnage concret, auquel peu à peu venaient se mêler et s'appliquer des artifices qui pouvaient lui convenir. >>
-Ivan Tourgueniev