Dans "En attendant Godot" (1952), la scène se passe <<sur une route à la campagne, avec arbre >>. Deux clochards, VLADIMIR et ESTRAGON conversent tant bien que mal, pour tuer le temps interminable, en attendant un certain GODOT avec qui ils ont, croient-iI, rendez-vous. IIs espèrent de lui monts et merveilles, mais tous les soirs GODOT leur fait dire qu'il viendra <<sûrement demain >>. On y a vu le symbole de l'existence absurde passée
vainement dans I'attente de Dieu (en anglais, God), mais Beckett a rejeté cette interprétation... Surviennent deux autres personnages : POZZO, sûr de lui, jouisseur, cruel, tient en laisse LUCKY, vieillard décharné et pliant sous le poids de ses bagages ; à coups de fouet, iI le contraint à exécuter ses moindres caprices. Est-ce le symbole de l'esclave tyrannisé par son maître ? ou celui de l'homme asservi à la divinité (à deux reprises, Pozzo est confondu avec GODOT) ? Ces deux images de la condition humaine semblent se superposer quand les clochards, apitoyés, interrogent Pozzo sur son souffre-douleur.
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Vladimir mime celui qui porte une lourde charge. Pozzo le regarde sans comprendre.
ESTRAGON (avec force) : Bagages ! (il pointe son doigt vers Lucky.) Pourquoi ? Toujours tenir. (il fait celui qui ploie, en haletant.) Jamais déposer. (il ouvre les mains, se redresse avec soulagement.) Pourquoi ?
POZZO : J'y suis. II fallait me Ie dire plus tôt. Pourquoi il ne se met pas à son aise. Essayons d'y voir cIair. N' en a-t-il pas le droit ? Si. C'est donc qu'iI ne veut pas ? Voilà qui est résonné. Et pourquoi ne veut-il pas ? (Un temps) Messieurs, je vais vous le dire.
VLADIMIR : Attention I
POZZO : C'est pour m'impressionner, pour que je le garde.
ESTRAGON :Comment ?
POZZO : Je me suis peut-être mal exprimé. Il cherche à m'apitoyer, pour que je renonce à me séparer de lui. Non, ce n'est pas tout-à-fait ça.
VLADIMIR :Vous voulez vous en débarrasser ?
POZZO : Il veut m'avoir, mais il ne m'aura pas.
VLADIMIR :Vous voulez vous en débarrasser ?
POZZO : Il s'imagine qu'en le voyant bon porteur je serai tenté de l'employer à l'avenir dans cette capacité.
ESTRAGON :Vous n' en voulez plus ?
POZZO : En réalité, il porte comme un porc. Ce n'est pas son métier.
VLADIMIR : Vous voulez vous en débarrasser ?
POZZO : Il se figure qu' en le voyant infatigable je vais regretter ma décision. Tel est son misérable calcul. Comme si j'étais à court d'hommes de peine !
(Tous trois regardent Lucky). Atlas, fils de Jupiter ! (Silence) Et voilà. Je pense avoir répondu à votre question. En avez-vous d'autres ?
VLADIMIR :Vous voulez vous en débarrasser ?
POZZO : Remarquez que j'aurais pu être à sa place et lui à la mienne. Si le hasard ne s'y était pas opposé. A chacun son dû.
VLADIMIR :Vous voulez vous en débarrasser ?
POZZO : Vous dites?
VLADIMIR : Vous voulez vous en débarrasser ?
POZZO :En effet. Mais au lieu de le chasser, comme j'aurais pu, je veux dire au lieu de le mettre tout simplement à la porte, à coups de pied dans le cul, je l'emmène, telle est ma bonté, au marché de Saint-Sauveur, où je compte bien en tirer quelque chose. A vrai dire, chasser de tels êtres, ce n'est pas possible.
Pour bien faire, il faudrait les tuer. (Lucky pleure.)
ESTRAGON : Il pleure.
POZZO : Les vieux chiens ont plus de dignité. (il tend son mouchoir à Estragon.) Consolez-le, puisque vous le plaignez. (Estragon hésite.) Prenez. (Estragon hésite) . Prenez (Estragon prend le mouchoir.) Essuyez-lui les yeux. Comme ça il se sentira moins abandonné. (Estragon hésite toujours.)
VLADIMIR :Donne, je le ferai, moi.
Estragon ne veut pas donner le mouchoir.Gestes d 'enfant.
POZZO : Dépêchez-vous. Bientôt il ne pleurera plus. (Estragon s'approche de Lucky et se met en posture de lui essuyer les yeux. Lucky lui décroche un violent coup de pied dans les tibias. Estragon lâche le mouchoir,se jette en arrière, fait le tour du plateau en boitant et en hurlant de douleur.) Mouchoir. (Lucky dépose valise et panier, ramasse le mouchoir, avance, le donne à Pozzo, recule, reprend valise et panier.)
ESTRAGON :Le salaud ! La vache ! (il relève son pantalon.) Il m'a estropié !
En attendant Godot, (Éditions de Minuit).
<<Pour que le temps leur semble moins long>>, Pozzo s'efforce de distraire les deux cloéhards, leur parle << de choses et d' autres >>, leur << explique le crépuscule>> en termes lyriques, et finit par faire danser devant eux puis <<penser à haute voix >> le malheureux LUCKY, qui débite un discours incohérent. Restés seuls sur la route, VLADIMIR et ESTRAGON retombent dans l'ennui : ils se pendraient à l'arbre s'ils avaient une corde.
Au théâtre de l'Odéon, on joue "En attendant Godot" de Samuel BECKETT, mise en scène par Luc BONDY. Alternance d'extraits de la pièce avec les interviewes de Gérard DESARTHE et de François CHATTOT : "C'est le jeu de la variation à l'infini. [...] Cela crée un système d'humour à tiroirs, le spectateur est complice de cet humour là". - Interview de Luc BONDY, le metteur en scène.