1828 - 1910
Véritable force de la nature - pusillanime* à l'extrême, assoiffé de gloire et de succès- et prêt à renoncer aux vanités terrestres, toujours en quête de simplicité - et compliquant tout comme à plaisir, doué d'un sens artistique admirable - et contestant la notion même de l'art, Tolstoï fut, sa longue vie durant, un inextricable écheveau de contrastes.
* Manquant de courage et/ou de caractère. Synonyme lâche
Né trois ans après la révolte avortée des décabristes*, sous le règne de Nicolas Ier, il descendra au tombeau quatre ans avant la Grande Guerre, sous Nicolas II, après avoir connu quatre monarques et survécu à trois Empereurs. Plusieurs générations, incontestablement, auront été marquées de son empreinte -les unes par les beautés intrinsèques de ses chefs-d'oeuvre de la (haute période) dans le domaine littéraire, les autres par les conceptions morales et philosophiques des dernières décennies...
* Les décembristes ou décabristes doivent leur nom à une tentative de coup d'état durement réprimée qu'ils avaient organisée à St Pétersbourg le 14 décembre 1825 pour obtenir du futur tsar une constitution afin de moderniser le régime.
C'est dans le domaine héréditaire de sa mère "Iasnaïa Poliana", que Léon Tolstoï est né, le 28 août 1828. Il avait trois frères : Nicolas, Serge et Dmitri, et une soeur Marie. Après la mort de leur mère, c'est une parente éloignée, T. A. Iergolskaïa, qui a pris en main la direction de la maison et l'éducation des enfants. En 1837, toute la famille se rend à Moscou, afin de permettre à Nicolas de mieux se préparer à l'Université. La mort subite du père oblige tout le monde à revenir à la campagne, à l'exception du fils aîné. T. A. Iergolskaïa se trouve maintenant secondée par une tante du côté paternel, la comtesse Osten-Sacken. Celle-ci meurt à son tour en 1840 et les enfants, changeant une fois de plus de tutrice, et vont s'installer à Kazan, chez une autre tante paternelle, P. I. Iouchkova.
C'est à l'université de cette ville, en 1843, que le jeune Léon, âgé de quinze ans, s'inscrit d'abord à la faculté des Langues Orientales, puis, deux ans plus tard, à la faculté de Droit - après avoir suivi l'enseignement secondaire à la maison sous la direction, primitivement, du gouverneur allemand bon enfant Roesselmann (le bon Karl Ivanovitch d' Enfance), puis du précepteur français Saint-Thomas (le peu sympathique <<Saint-Jérôme>> d'Adolescence).Si l'on analyse la vie de Tolstoï, on y distingue nettement quatre grandes divisions :
une première période, c'est celle de son enfance, si magistralement transposée dans son célèbre roman, qu'elle finit par nous sembler plus réelle que l'historique vérité.
De quinze à trente-cinq ans - c'est-à-dire jusqu'à son mariage et jusqu'au début de la "grande période littéraire." - nous pouvons dire que notre homme se cherche, qu'il se passionne pour cent objets divers et qu'il accède, en même temps, à la pleine maîtrise de son métier d'écrivain.
Les vingt années suivantes, c'est le temps du parfait bonheur conjugal et des sommets de son oeuvre artistique : "Guerre et Paix" et "Anna Karénine"...
Enfin, la dernière période, celle du doute constant et des recherches spirituelles, au cours de laquelle notre artiste se transforme en une sorte de prophète inspiré qui lutte contre bien des choses et contre son propre génie, cette période finale couvre les trente dernières années, entrecoupée parfois de lueurs fulgurantes -telles que "La Mort d' Ivan Illitch".
Sophie Andreïevna Bers, dite Sonia (ci-dessous), épousa en 1862 Léon Tolstoï, son aîné de seize ans. Cet écart et leurs personnalités respectives firent de ce mariage et de leurs relations, qui durèrent cependant près d'une cinquantaine d'années, une union difficile, entre les enfants et le domaine agricole, les manuscrits et les crises existentielles de l'écrivain.
De cette union naissent treize enfants dont neuf survivront. Dans la propriété d'Iasnaïa Poliana, à deux cents kilomètres au sud de Moscou, Sonia assure leur éducation, gère le domaine agricole, relit et recopie les manuscrits de Léon. Elle l'entoure de sa tendresse quand il écrit "Guerre et Paix" dans les années 1860, mais elle se fait plus distante dans les années 1870 quand il rédige "Anna Karénine" et que la mésentente s'installe dans le couple. C'est que l'homme qui aimait les plaisirs traverse une grave crise existentielle : il aspire à un nouvel ordre social et familial dont sont bannis le profit, la propriété privée et la vie sexuelle.
«Là où tu es,l'air est empoisonné», dit-il à sa femme. Celle-ci songe à le quitter mais demeure à ses côtés sur l'injonction de ses enfants. Finalement, c'est Léon octogénaire qui fuit le domicile conjugal à l'automne 1910 pour aller mourir d'une pneumonie dans une petite gare. Sonia lui survivra neuf ans et confiera à la fin de sa vie : «Je souffre tellement d'avoir mal vécu avec lui ! »
Il est facile, pour qui a lu l'oeuvre de Tolstoï, de se représenter distinctement bien des membres de la famille du futur écrivain - et aussi de se former une image assez précise de lui-même. Ainsi le grand-père paternel de Tolstoï, le comte Ilïa Andréïévitch, est le débonnaire "comte Rostov" de "Guerre et Paix". Son grand-père maternel, le prince Volkonski, vieux général illustre du temps de Catherine II, est le vieux Prince Bolkonski, le père du "prince André". Toujours dans le même roman, l'officier de Hussards "Nicolas Rostov" - joueur passionné, amateur de chasse, exploitant agricole attentif, qui finit par épouser une "princesse Marie", un peu laide mais très sensible, relativement âgée et bien plus riche que lui - est, indubitablement, le père de notre auteur, l'ancien lieutenant-colonel des Hussards de Pavlograd, Nicolas Ilitch Tolstoï. Jusqu'à la vieille chienne de chasse favorite de Nicolas Rostov, "Milka", qui est le portrait fidèle de la chienne préférée de son père..
Iasnaïa Poliana - ci contre - domaine dont Tolstoï hérite à la mort de sa mère.
Il tint rapidement un journal personnel, ainsi qu'un recueil de règles de conduite qu'il nourrissait quotidiennement et y faisait référence tout aussi fréquemment. Ses sentiments et ses frustrations l'emportèrent dans ce désir de perfection plus que de droiture. Sa beauté même venait à le chagriner, alors qu'il se désolait d'un physique ingrat. Il écrivit à ce propos :
« Je suis laid, gauche, malpropre et sans vernis mondain. Je suis irritable, désagréable pour les autres, prétentieux, intolérant et timide comme un enfant. Je suis ignorant. Ce que je sais, je l'ai appris par-ci, par-là, sans suite et encore si peu ! [...] Mais il y a une chose que j'aime plus que le bien : c'est la gloire. Je suis si ambitieux que s'il me fallait choisir entre la gloire et la vertu, je crois bien que je choisirais la première. »
— Journal, 7 Juillet 1854.
Dès cette époque, fidèlement transposée dans son oeuvre, on peut noter chez Tolstoï un perpétuel conflit intérieur : un amour-propre exacerbé et une ambition qui change souvent d'objet, mais qui est, en fait, une véritable soif de gloire et de succès, se heurtent en lui à un désir ardent de pureté et à une aspiration constante vers la connaissance réelle des valeurs éternelles et absolues. En dépit de son intelligence brillante, son esprit n'est pas fait pour l'étude méthodique : il abandonne la Faculté sans même se présenter aux examens, et au printemps 1847, il s'installe à Iasnaïa Poliana, tentant d'améliorer le sort de ses paysans, tout en se passionnant pour les problèmes liés à l'exploitation d'un domaine agricole. Ses espérances et ses déceptions, nous les retrouvons textuellement dans les confessions du jeune Niekhlioudov de "La Matinée d'un propriétaire foncier", récit qu'il écrira en 1852.
En 1848, Tolstoï essaie de reprendre ses études, cette fois à l'université de St.-Pétersbourg. Il passe deux examens qui le menaient normalement à la licence en droit, mais il s'en lasse, abandonne tout, et s'en retourne vivre à Iasnaïa Poliana, d'où il fait de fréquentes incursions à Moscou. La passion du jeu, héritée de son père, se combine à l'attraction des salons mondains et d'une vie de plaisirs. La chasse prend une part de son temps, mais il ne délaisse point pour autant la lecture et s'adonne frénétiquement à la musique. En 1851 il éprouve de grosses difficultés d'argent liées à ce genre de vie et à de nouvelles pertes au jeu. La venue en permission de son frère Nicolas, officier servant au Caucase et qui l'invite avec insistance à l'y suivre, est déterminante, et un soir Léon quitte précipitamment Moscou, exactement comme le fait 0lénine, le futur héros des "Cosaques". C'est à ce livre (qui ne sera écrit que plus tard et publié en 1863) qu'il convient de reporter si l'on veut avoir une idée de la vie et des sentiments de son auteur, aussi bien pendant les mois de complet isolement dans la chaumière du vieux cosaque Iépichka, qu'après son admission dans l'armée en qualité d'aspirant. L'expérience ainsi acquise aura une énorme importance, mais ce qui compte surtout, pour l'instant, c'est la rédaction pendant les heures de loisir de sa première oeuvre linéraire publiée, la trilogie "Enfance, Adolescence, Jeunesse", qu'il envoie, tout frémissant d'espoir, à Niékrassov, et dont celui-ci fera paraître la première partie dans "Le Contemporain" en 1852.
Premières armes, premiers succès...
"Enfance" avait paru sans nom d'auteur. Seules les initiales "L.N." tenaient lieu de signature et s'offraient à la curiosité des lecteurs. Le succès fut, néanmoins, immédiat et général. Dostoïevski, encore en Sibérie, à Siémipalatinsk, écrit, inquiet pour sa gloire, à tous ses amis: <<Mais qui donc est cet <<L. N.? ! >> Les critiques tout comme le grand public, sont séduits par la nouveauté, la simplicité du ton, la vérité de l'analyse psychologique et la justesse des descriptions. Tolstoï, toujours au Caucase, participe à quelques combats, prends des notes, se plonge tout entier dans cette vie nouvelle. Le contact avec une nature sauvage, encore vierge par endroits, avec des hommes primitifs, en qui il croit découvrir le "bon sauvage" de Rousseau, lui ouvre de nouveaux horizons. Mais voici que commence la guerre de Crimée. Promu officier, il prend part à plusieurs opérations de l'Armée du Danube et arrive, en novembre 1854, à Sébastopol, en plein siège, où il tient courageusement sa place pendant toute la défense héroïque de la ville. C'est là, en pleine bataille, qu'il compose son récit : "Abattage de bois" et le premier de ses trois célèbres "Croquis de Sébastopol" : "Sébastopol au mois décembre 1854". Ce récit, envoyé au Contemporain, est publié aussitôt.
Toute la Russie cultivée se passionne pour ce nouveau talent. La gloire littéraire et également une brillante carrière militaire semblent s'ouvrir devant lui. Après l'ultime assaut du 27 août, on l'envoie porter les dépêches à St.-Pétersbourg. C'est là qu'il écrit ses deux Croquis suivants : " Sébastopol au mois de mai 1855" et "Sébastopol au mois d'août 1855". C'est là aussi qu'il va pénétrer de plain-pied dans le monde des lettres : Tourgueniev l'introduit dans le cénacle du Contemporain.
Écrivains publiés par Le Contemporain, on reconnaît Tolstoï au fond (1856) et Tourguéniev assis
Bien que fêté, choyé, adulé, il n'y reste pas longtemps. Une photographie souvent reproduite, prise en 1856 le montre debout, les bras croisés, au milieu du groupe. Le contraste saute aux yeux : son visage dur et concentré, son expression énergique et têtue - plus encore que son uniforme d'officier artilleur - le distinguent nettement de ses confrères de plume. Deux voyages en Occident, le premier en 1857, le second en 1860 et 61, l'amènent successivement en Allemagne, en Suisse, en France, en Angleterre, en Belgique, en Italie... Les impressions sont négatives, on en trouve un reflet dans le récit "Lucerne", daté du 8 juillet 1857. L'agonie et la mort de son frère préféré Nicolas, qui, atteint de phtisie galopante, s'éteint, soigné par lui, en 1861 à Hyères, le bouleversent et le marquent pour longtemps. Revenu en Russie, tout de suite après la promulgation du Manifeste du tsar Alexandre II qui abolissait le servage, il se donne à corps perdu à sa tâche de "Médiateur de paix", fonction nouvelle instituée par la Réforme et destinée à arbitrer les conflits au moment du partage et de la cession des terres aux paysans. Il se consacre, d'autre part, à l'édification d'un nouveau système scolaire qu'il prône et qu'il expérimente à Iasnaïa Poliana et dans tout le district de Krapivna. L'idée maîtresse en est qu'il convient de renoncer à toute contrainte et même à tout programme précis d'enseignement, l'essentiel étant d'éveiller et de maintenir l'intérêt des enfants, à qui il fait entièrement confiance. Pour propager ces nouvelles méthodes pédagogiques, i1 fonde en 1862 une revue : Iasnaïa Poliana, dont il est le principal pour ne pas dire le seul rédacteur, compose de nombreux livres de lecture et des manuels pour les enfants.
Ces diverses activités ne l'ont pas empêché, sur le plan littéraire, d'écrire plusieurs récits, des nouvelles
et un roman : "Bonheur conjugal". Certaines de ces oeuvres comptent au nombre de ses meilleures créations.
Citons : Tourmente de neige (1856), Journal d'un marqueur (1856), Deux hussards (1856), Trois morts (1859), Polikouchka (1860) et l'histoire d'un cheval, Kholstomière (1861).
À la fin de sa vie, Tolstoï part en vagabond, attrape froid et meurt le 7 novembre 1910, d'une pneumonie dans la solitude, à la gare d'Astapovo, loin de sa propriété de Iasnaïa Poliana et de sa famille, y compris de sa femme Sophie qu'il refusera de voir. Pourtant ils s'autorisaient chacun à lire le journal intime de l'autre et ont eu treize enfants ensemble (cinq meurent en bas âge), mais Sophie était aussi celle qui dirigeait le domaine, donc assez autoritaire.
http://archives.tsr.ch/dossier-tolstoi