1891 1980
Un auteur scandaleux
Si l'oeuvre de Miller est difficile à apprécier objectivement, c'est qu'elle est démesurée, désordonnée, provocante et immense. Elle est formée de millions de mots alignés de manière chaotique et animée par un souffle créateur qui réduit à néant toute notion d'équilibre artistique et de bon goût.
Henry Miller est né le 26 décembre 1891 à Brooklyn (New York) où se déroule son enfance et décédé le 7 juin 1980 à Pacific Palisades (Californie).
Miller fut-il un écrivain maudit ? Peut-être : il dut attendre 1961 pour, que "Tropique du Cancer", publié à Paris dès 1934, parût aux États-Unis, créant de nouveau le scandale. En tout cas, il ne l'est plus : son oeuvre est connue, sinon reconnue ; depuis 1944, il mène à Big Sur, le long de la côte californienne, la vie d'un écrivain à succès, à l'abri de tout souci matériel. Les accusations d'obscénité et de turpitude morale appartiennent au passé et l'on se gardera d'émettre un jugement sans appe! à ce propos.
Sa carrière se divise facilement en deux parties : de 1928 à 1940, il passe la plupart de son temps à Paris, où sont édités ses premiers livres, retournant de temps à autre à New York. A partir de 1940 il s'installe aux États-Unis où, dès 1942, il se fìxe en Californie. Avant son départ pour la France en 1928, se situe une assez longue période au cours de laquelle Miller, fìls d'un petit tailleur de New York d'origine allemande, exerce tous les petits métiers communs à tant d'écrivains américains. En 1930 il décide de partir pour la France où il vécut jusqu'à ce qu'éclate la Seconde Guerre mondiale. C'est à cette époque que Miller décide de se consacrer totalement à la littérature. Ses premières années de bohème à Paris furent misérables, Miller devant lutter contre le froid et la faim alors qu'il vivait à la cloche. Dormant chaque soir sous un porche différent, courant après les repas offerts ; la chance se présentera en la personne de Richard Osborn, un avocat américain, qui lui offrit une chambre de son propre appartement. Chaque matin, Osborn laissait un billet de 10 francs à son intention sur la table de la cuisine. Il ne publiera rien avant l'âge de quarante- trois ans, mais ces années, encore assez mal connues, lui fourniront la matière première de toute son oeuvre.
Échappant à tous les genres, celle-ci se présente sous la forme d'une série d'essais, de confessions, de lettres qui, tous, tentent de définir l'itinéraire qui l'a conduit à devenir un artiste. Le point de départ en est une longue suite d'échecs dans tous !es domaines : professionnel, sentimental, intellectuel. Il n'est rien lorsqu'il arrive à Paris, et la vie d'exilé qu'il y mène est misérable et chaotique. C'est l'existence d'un écrivain qui n'a rien publié et est sans cesse en quête des quelques francs qui lui permettront de survivre, mais, en même temps, il découvre autour de lui le moyen de satisfaire son insatiable curiosité, et fait de l'aliénation qu'il s'est imposée la mesure de sa propre identité. Tout l'art de Miller est dans cette démarche qui lui permet de transcender la misère, !e sordide, l'impression que toute la civilisation qui l'entoure est en train de s'écrouler, pour parvenir à l'extase individuelle qui le met en communication avec la vie toujours mouvante.
La quête du moi
C'est le thème de toute l'oeuvre de Miller, et il apparaît dès son premier livre, "Tropique du Cancer" en 1934. Peut-être cet ouvrage est-il, malgré les scories qui y abondent, le plus achevé et le plus caractéristique de l'écrivain. Il est difficile de découvrir, à travers les quinze chapitres qui le composent, une autre unité que celle fournie par la personnalité de l'auteur implicite, telle qu'elle se dégage d'une écriture très personnelle. L'ensemble laisse l'impression d'un torrent verbal qui s'écoule au gré du narrateur, imitant le flot de la vie au milieu duquel celui-ci se trouve ballotté. Cette métaphore archétypale* du flot est la substance même du livre. Elle permet à l'écrivain de passer, sans discontinuité, de la description la plus naturaliste à la fantaisie érotique et aux vagabondages philosophiques. Dans un monde où tout est abstraction, règlements rigides, autorité hiérarchisée, MiIler retrouve l'essence même de la vie à travers une écriture qui vise à en exprimer le dynamisme profond.
Il s'agit pour lui de tout détruire afin de redonner à l'individu sa dimension cosmique. La morale, le sens de l'histoire, les systèmes philosophiques ou religieux sont des illusions : ils doivent disparaître pour que l'individu prenne conscience de la réalité, souvent grotesque et absurde, qui l'entoure et qui est la vie qui s'écoule.
* Qui concerne un archétype: " Impression soleil levant " de Monet est le tableau archétypal du mouvement impressionniste.
Si cette métaphore est centrale, elle ne confère cependant pas à l'oeuvre une unité profonde : l'impression de fragmentation est bien plus évidente. La vie qu'il peint est une suite d'anecdotes et de fantasmes dont le seul sens est de n'en pas avoir. Elle existe et, aux yeux de Miller, rien d'autres n'importe. Mêlant cynisme et sentimentalité, passant d'un lyrisme échevelé à un comique souvent irrésistible, il affirme la primauté de l'individu. Dans un monde déshumanisé où tout n'est que laideur, corruption, hypocrisie et soif de pouvoir, Miller affirme qu'il suffit d'être pleinement et que lorsque tout s'écroule, il reste l'essentiel : le moi triomphant.
Sur la fin de sa vie, Miller s'adonnait également à la peinture. Une activité créatrice et artistique qu'il considérait comme le direct prolongement de son œuvre littéraire. Il était notamment très proche du peintre français Grégoire Michonze. Sa passion tardive pour la peinture trouve de nombreux échos dans ses écrits, notamment dans son essai "Peindre, c'est vivre à nouveau". À propos de la peinture, Miller disait : « Ma définition de la peinture, c’est qu’elle est une recherche, comme n’importe quel travail créateur. En musique, on frappe une note qui en entraîne une autre. Une chose détermine la suivante. D’un point de vue philosophique, l’idée est que l’on vit d’instant en instant. Ce faisant chaque instant décide du suivant. On ne doit pas être cinq pas en avant, rien qu’un seul, le suivant. Et si l’on s’en tient à cela, on est toujours dans la bonne voie. »
«Le sexe est une des neuf raisons qui plaident en faveur de la réincarnation. Les huit autres sont sans importance», disait Henry Miller. Celui qui choqua l'Amérique puritaine nous laisse une œuvre riche, brute, sensuelle et largement autobiographique. Rencontre en vidéos avec cet écrivain avant-gardiste et légendaire, disparu il y a 30 ans.
Henry MILLER tente de répondre à la question "pourquoi écrivez vous" : "je voudrais bien tomber dans un silence profond".
Tropique du Cancer
Miller raconte son séjour dans le Paris de l'entre-deux gueres et donne une vision de la ville et de la vie tout à fait nouvelle pour l'époque.
Certains lecteurs mettent en doute la crédibilité de Miller : vécut-il ou non ce qui est peint dans le Tropique du Cancer ? Mais il importe peu de savoir s'il a couché avec autant de femmes qu'il nous laisse l'entendre. Toute sa vie, l'auteur des célèbres Sexus, Plexus et Nexus* essaya d'écrire des romans, mais vainement.
Alors il fit de sa vie un roman, il créa Miller ; quoi de plus normal pour un artiste ? Comme beaucoup le feront après Iui, il tente de donner sa vision de la vie, celle d'un rebelle qui se sert des mots, d'images, et qui profite de tous les atouts d'une langue, pour se soulager.
*http://fr.wikipedia.org/wiki/La_Crucifixion_en_rose
Le premier "vomissement" de Miller
"Tropique du Cancer", écrit en 1933, est le premier roman de Miller. Il y évoque sa vie à Paris de 1930 à 1933. Il cIochardise, habite chez des amis, use tant bien que mal d'expédients, mendie auprès de vagues connaissances de ses amis Fillmore et Boris. Cette vie au jour le jour ne l'empêche pas de cultiver ce qui l'obsède le plus, l'obscénité et le sexe. Que ce soit avec des inconnues de passage ou avec des prostituées que lui "offre" son ami Von Norden, Miller ne se lasse pas de faire l'amour. Il se lie d'amitié avec des souteneurs, des gens faibles et dépourvus de personnalité dont la vie est sordide ; bref, des gens qui représentent la lie de la société. Il donne l'impression de se laisser aller volontairement à la dérive, mais ne se laisse pas submerger par le désespoir et la crasse humaine. Qu'il ait faim, qu'il passe une heure avec une catin ou qu'il déambule toute une journée à Montparnasse, il est en parfaite harmonie avec le décor lugubre qu'il dépeint et qui, étrangement, ne semble pas le concerner.
Un livre vivant
"Tropique du Cancer" n'est ni un roman, ni un poème, ni un essai, il est à la fois tout et rien de cela : c'est un vomissement. Miller dira qu'en écrivant ce livre, il s'est purgé. Avec ce que certains considèrent comme "n'appartenant pas à la littérature", c'est-à-dire la méchanceté, le mal, le sexe, il s'est fait bannir ou fleurir par la critique et les lecteurs de l'époque, mais personne n'est resté indifférent. Dans une Amérique dont Hemingway, Faulkner ou Dos Passos sont les têtes d'affiche de la littérature, Miller ouvre des horizons nouveaux avec un style nouveau. Jamais Paris ne fut décrit de telle façon. jamais un style ne fut à la fois aussi ouvert, vivant, lyrique ; un lyrisme qui est le "persona" du drame. "Tropique du Cancer" est un livre sur l'amour, la mort, le sexe, la pauvreté, la haine, la bassesse, la richesse humaine, l'injustice, la méchanceté, l'espoir, c'est un livre vivant.
Extraits :
Aux premières pages, MiIler donne un avant-goût de son livre
Je n'ai pas d'argent, pas de ressources, pas d'espérances. Je suis le plus heureux des hommes au monde. Il y a un an, il y a six mois, je pensais que j'étais un artiste. Je n'y pense plus, je suis ! Tout ce qui était littérature s'est détaché de moi. Plus de livres à écrire, Dieu merci !
Et celui-ci alors ? Ce n'est pas un livre. C'est un libelle, c'est de la diffamation, de la calomnie. Ce n'est pas un livre au sens ordinaire du mot. Non ! C'est une insulte démesurée, un crachat à la face de l'Art, un coup de pied dans le cul à Dieu, à I'Homme, au Destin, au Temps, à la Beauté, à I'Amour !... à ce que vous voudrez. Je m'en vais chanter pour vous, chanter en détonnant un peu peut-être, mais chanter. Je chanterai pendant que vous crèverez, je danserai sur votre ignoble cadavre.
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La violence des mots au service de la haine
Il prend une bouteille de calvados sur la cheminée et me fait signe d'empoigner l'autre. "lnutile de les emporter dans le nouvel hôtel. Faut les écouler ici ! Mais ne lui fais rien boire à elle ! La salope ! je ne veux pas lui laisser même un morceau de papier-cul ! J'aimerais les ruiner tous avanl de partir ! Écoute, pisse par terre si tu veux. Je voudrais bien chier dans le tiroir de la commode !"
***
Certains dénotent chez lui la vulgarité, d'autres une réalité
On aurait dit qu'elle n'avait pas couché avec un homme depuis un mois ! Je voulais faire durer le plaisir. J'en voulais pour mes cent francs. Mais elle marmonnait toutes sortes de choses dans cette folle langue du lit qui vous touche au sang encore plus vite quand la lumière est éteinte. Je me défendais comme je pouvais, mais c'était impossible avec ses gémissements et ses halètements ininterrompus, et ses murmures de : "Vite, chéri ! Vite chéri ! Oh ! c'est bon ! Oh !Oh ! Vite, vite, chéri !" J'essayai de compter, mais c'était comme la cloche des pompiers en marche. "Vite, chéri !"
Miller va jusqu'au bout du mal, il se maudit
Je sais que je jaillis des fondateurs mythologiques de la race. L'homme qui porte la dive bouteille à ses lèvres, le criminel qui s'agenouille sur la place du Marché, l'innocent qui découvre que tous les cadavres sans exception puent, le fou qui danse le tonnerre entre les mains, le moine qui soulève les pans de son froc pour pissoter sur le monde, le fanatique qui met les bibliothèques à sac afin de trouver le Verbe - tous sont fondus en moi, tous produisent ma confusion, mon extase.
L'érotisme et le sexe chez Miller ne sont pas des provocations. Il a lu avec passion le Kâma sûtra et autres livres érotiques ou sur l'érotisme, eu une longue correspondance avec Anaïs Nin (la reine de l'érotisme américain) et les femmes détiennent dans sa vie une place importante sinon primordiale. Miller ne considérait pas le sexe comme une vulgaire coucherie qui se complait dans le salace et le voyeurisme ; il y voyait plus un lien direct entre la chair. cette "þetite mort" et le divin au sens où l'entend la philosophie bouddhiste.
fr.wikipedia.org/wiki/Anaïs_Nin
Notes ;
"La raison pour laquelle j'ai tellement insisté, dans mon oeuvre, sur I'immoraI, le méchant, le laid, le cruel est que je voulais que les autres sachent à quel point ils comptent, plus peut-être que ce qui est considéré comme bon (...)."
- H. Miller, Rolling Stones, 21 février 1975.
Sur Paris
"Un écrivain américain est né : Henry Miller qui vient d'écrire son premier livre à Paris. Livre royaI ; livre atroce, exactement le genre de livre que j'aime le plus. Le livre d'un étranger qui débarque à Paris, qui s'y perd, qui y perd pied."
- Blaise Cendrars, Orbe, numéro du 1e,janvier 1935.
Sur sa prose
"Dans le Tropique du Cancer, Miller a réussi un tour de force littéraire : iI a créé une prose dont le ton correspondait au ton du lieu et d'une époque. Si le personnage principal du Tropique, dont le nom est Henry Miller, n'a jamais existé, peu importe... Il est la voix d'un esprit qui existait à cette époque. Les esprits de la littérature sont peut-être I'unique moyen d'approcher la vérité historique."
- Norman Mailer, Vie et débauche, voyage dans l'oeuvre d'Henry Miller, éditions Buchet/ Chastel, 1983.