A la Recherche du Temps Perdu...
On peut considérer les première oeuvres de Proust comme autant d'étapes vers un chef-d'oeuvre unique, donc comme une véritable genèse de la "Recherche". Cette recherche hésitante d'une forme passe d'abord par l'euphorie du récit poétique et discontinu des "Plaisirs et les Jours", qui contraste avec les difficultés et l'échec de la tentative autobiographique de "Jean Santeuil", puis par la tentation de l'idéalisme esthétique représenté par Ruskin*, à laquelle succède un mouvement de libération à l'égard des modèles, sous la forme des pastiches et des essais critiques.
* http://fr.wikipedia.org/wiki/John_Ruskin
La complexe architecture de la " Recherche du temps perdu" ne s'est élaborée que peu à peu, par accroissement et éclatements successifs des divisions prévues. <<Je donne au premier volume le titre de "Temps perdu". Si je peux faire tenir tout le reste en un seul volume, je l'appellerai le "Temps retrouvé" >>.
Ce projet d'un diptyque, dont le titre aurait été "Les intermittences du coeur", évoqué dans une lettre de 1912 à l'éditeur Fasquelle, se transforme dès l'année suivante en triptyque : "Du côté de chez Swann" doit être suivi de deux autres volumes, "Le Côté de Guermantes" et "Le Temps retrouvé", dont on a retrouvé les placards, ce qui nous donne un premier état détaillé de la "Recherche".
De 1914 à 1922, le second livre ne cesse de se ramifier, et engendre "Sodome et Gomorrhe", dont la troisième partie se subdivise à son tour en deux tomes, "La Prisonnière" et "La Fugitive". Les trois derniers livres ne peuvent être considérés comme complètement achevés, et l'on peut même se demander si "Le Temps retrouvé" n'avait pas éclaté lui aussi en plusieurs volumes, pour que le thème affirmatif vienne équilibrer le thème négatif.
Dans les sept livres de la "Recherche du temps perdu ", il faut chercher non pas une trop visible symétrie, comme chez ces <<écrivains médiocres qui, à grand renfort de titres et de sous-titres, se donnent l'apparence d'avoir suivi un seul et transcendant dessein >>, mais cette <<unité ultérieure, non factice>> que Proust a reconnue dans la "Comédie humaine".
Elle est due avant tout à l'omniprésence d'une conscience centrale, d'un <<double je>>, à la fois héros et narrateur, sujet et témoin, dont les deux figures semblent se rapprocher peu à peu, pour coïncider dans les dernières pages d'un roman dont le véritable sujet est la métamorphose du protagoniste en écrivain. C'est l'histoire de cette << vocation invisible>>, genèse d'un créateur et d'une création, qui donne au récit sa structure originale.
Plutôt que le récit d'une séquence déterminée d'événements, cette œuvre s'intéresse à la mémoire du narrateur : ses souvenirs et les liens entre eux, d'où le titre qui n'est pas "Le temps perdu" mais bien "A la recherche du temps perdu".
Le roman est publié en sept volumes :
www.page2007.com/news/proust
1 - Du côté de chez Swann (à compte d'auteur en 1913, puis dans une version modifiée en 1919)
2- À l'ombre des jeunes filles en fleurs (1919 et reçoit le prix Goncourt la même année)
3 - Le côté de Guermantes (1921-1922)
4 - Sodome et Gomorrhe I et II (1922-1923)
5 - La prisonnière (posth. 1925)
6 - Albertine disparue (posth. 1927 ; titre original : La Fugitive)
7 - Le Temps retrouvé (posth. 1927)
Le premier volume commence par une évocation de l'afflux de souvenirs qui assaillent le narrateur dans l'état de demi-sommeil, où la conscience de soi est suffisamment endormie pour ne pas mettre au pas de la raison les rêveries les plus improbables. Le narrateur reconstruit ainsi une image très parcellaire de son enfance dans le village de Combray, sur la base de ces souvenirs involontaires que des sensations similaires lui font revenir. Ce n'est que par un effort de volonté qu'il parvient finalement, en s'appuyant sur la singulière évocation que lui apporte le goût d'une petite madeleine trempée dans le thé, à extraire de parts endormies de sa mémoire une image complète des sensations et sentiments de son enfance. Cette première partie, intitulée Combray, présente tous les motifs du travail sur la mémoire qui fera la trame du roman tout entier, pour trouver son aboutissement dans Le Temps retrouvé.
"Un amour de Swann", la deuxième partie de "Du côté de chez Swann", est souvent publié séparément. Cet ouvrage raconte les péripéties sentimentales de Charles Swann avec Odette de Crécy. Comme il est assez court et indépendant du reste de l'œuvre, on le considère souvent comme une bonne introduction à la Recherche et on l'étudie à ce titre dans les établissements scolaires. Le lecteur d'âge moyen ou jeune adulte retrouve nécessairement un peu de lui-même dans ce portrait de Swann amoureux qui voit son amour attisé par les contrariétés qu'il rencontre.
Extrait : (Du côté de chez Swann)
Description de la chambre de "Tante Léonie"
[…] Avant que j’entrasse souhaiter le bonjour à ma tante, on me faisait attendre un instant dans la première pièce où le soleil, d’hiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute la chambre d’une odeur de suie, en faisait comme un de ces grands « devants de four » de campagne, ou de ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite que se déclarent dehors la pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la réclusion la poésie de l’hivernage ; je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d’un appui-tête au crochet ; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et « lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense « chausson » où, à peine goûtés les arômes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dans l’odeur médiane1, poisseuse2, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs.
Extrait : (A l'ombre des jeunes filles en fleurs) 2ème partie
Au début de la seconde partie d’ À l’ombre des jeunes filles en fleurs, le héros s’apprête à partir pour Balbec avec sa grand-mère et le domestique de la famille. Il s’est réjoui à la perspective de ce voyage, mais le départ est douloureux : il lui faut se séparer de sa mère…
« Puis maman cherchait à me distraire, elle me demandait ce que je commanderais pour dîner, elle admirait Françoise, lui faisait compliment d’un chapeau et d’un manteau qu’elle ne reconnaissait pas, bien qu’ils eussent jadis excité son horreur quand elle les avait vus neufs sur ma grand' tante, l’un avec l’immense oiseau qui le surmontait, l’autre chargé de dessins affreux et de jais. Mais le manteau étant hors d’usage, Françoise l’avait fait retourner et exhibait un envers de drap uni d’un beau ton. Quant à l’oiseau, il y avait longtemps que, cassé, il avait été mis au rancart. Et, de même qu’il est quelquefois troublant de rencontrer les raffinements vers lesquels les artistes les plus conscients s’efforcent, dans une chanson populaire, à la façade de quelque maison de paysan qui fait épanouir au-dessus de la porte une rose blanche ou soufrée juste à la place qu’il fallait — de même le nœud de velours, la coque de ruban qui eussent ravi dans un portrait de Chardin ou de Whistler, Françoise les avait placés avec un goût infaillible et naïf sur le chapeau devenu charmant.
Pour remonter à un temps plus ancien, la modestie et l’honnêteté qui donnaient souvent de la noblesse souvent au visage de notre vieille servante ayant gagné les vêtements que, en femme réservée mais sans bassesse, qui sait « tenir son rang et garder sa place », elle avait revêtus pour le voyage afin d’être digne d’être vue avec nous sans avoir l’air de chercher à se faire voir, — Françoise dans le drap cerise mais passé de son manteau et les poils sans rudesse de son collet de fourrure, faisait penser à quelqu’une de ces images d’Anne de Bretagne peintes dans des livres d’Heures par un vieux maître, et dans lesquelles tout est si bien en place, le sentiment de l’ensemble s’est si également répandu dans toutes les parties que la riche et désuète singularité du costume exprime la même gravité pieuse que les yeux, les lèvres et les mains.
On n’aurait pu parler de pensée à propos de Françoise. Elle ne savait rien, dans ce sens total où ne rien savoir équivaut à ne rien comprendre, sauf les rares vérités que le cœur est capable d’atteindre directement. Le monde immense des idées n’existait pas pour elle. Mais devant la clarté de son regard, devant les lignes délicates de ce nez, de ces lèvres, devant tous ces témoignages absents de tant d’êtres cultivés chez qui ils eussent signifié la distinction suprême, le noble détachement d’un esprit d’élite, on était troublé comme devant le regard intelligent et bon d’un chien à qui on sait pourtant que sont étrangères toutes les conceptions des hommes, et on pouvait se demander s’il n’y a pas parmi ces autres humbles frères, les paysans, des êtres qui sont comme les hommes supérieurs du monde des simples d’esprit, ou plutôt qui, condamnés par une injuste destinée à vivre parmi les simples d’esprit, privés de lumière, mais qui pourtant plus naturellement, plus essentiellement apparentés aux natures d’élite que ne le sont la plupart des gens instruits, sont comme des membres dispersés, égarés, privés de raison, de la famille sainte, des parents, restés en enfance, des plus hautes intelligences, et auxquels — comme il apparaît dans la lueur impossible à méconnaître de leurs yeux où pourtant elle ne s’applique à rien — il n’a manqué, pour avoir du talent, que du savoir. »
Extrait : (Du côté de Guermentes)
Quand quelques jours après le départ de Saint Loup....
Dans les fêtes qu’elle donnait, comme je n’imaginais pour les invités aucun corps, aucune moustache, aucune bottine, aucune phrase prononcée qui fût banale, ou même originale d’une manière humaine et rationnelle, ce tourbillon de noms introduisant moins de matière que n’eût fait un repas de fantômes ou un bal de spectres autour de cette statuette en porcelaine de Saxe qu’était Mme de Guermantes, gardait une transparence de vitrine à son hôtel de verre. Puis quand Saint–Loup m’eut raconté des anecdotes relatives au chapelain, aux jardiniers de sa cousine, l’hôtel de Guermantes était devenu—comme avait pu être autrefois quelque Louvre—une sorte de château entouré, au milieu de Paris même, de ses terres, possédé héréditairement, en vertu d’un droit antique bizarrement survivant, et sur lesquelles elle exerçait encore des privilèges féodaux. Mais cette dernière demeure s’était elle-même évanouie quand nous étions venus habiter tout près de Mme de Villeparisis un des appartements voisins de celui de Mme de Guermantes dans une aile de son hôtel. C’était une de ces vieilles demeures comme il en existe peut-être encore et dans lesquelles la cour d’honneur—soit alluvions apportées par le flot montant de la démocratie, soit legs de temps plus anciens où les divers métiers étaient groupés autour du seigneur—avait souvent sur ses côtés des arrière-boutiques, des ateliers, voire quelque échoppe de cordonnier ou de tailleur, comme celles qu’on voit accotées aux flancs des cathédrales que l’esthétique des ingénieurs n’a pas dégagées, un concierge savetier, qui élevait des poules et cultivait des fleurs—et au fond, dans le logis «faisant hôtel», une «comtesse» qui, quand elle sortait dans sa vieille calèche à deux chevaux, montrant sur son chapeau quelques capucines semblant échappées du jardinet de la loge (ayant à côté du cocher un valet de pied qui descendait corner des cartes à chaque hôtel aristocratique du quartier), envoyait indistinctement des sourires et de petits bonjours de la main aux enfants du portier et aux locataires bourgeois de l’immeuble qui passaient à ce moment-là et qu’elle confondait dans sa dédaigneuse affabilité et sa morgue égalitaire.
Extraits : (Sodome et Gomorrhe)
" Un grand éditeur de Paris venu en visite, et qui avait pensé qu’on le retiendrait, s’en alla brutalement, avec rapidité, comprenant qu’il n’était pas assez élégant pour le petit clan. C’était un homme grand et fort, très brun, studieux, avec quelque chose de tranchant. Il avait l’air d’un couteau à papier en ébène.
Mme Verdurin qui, pour nous recevoir dans son immense salon, où des trophées de graminées, de coquelicots, de fleurs des champs, cueillis le jour même, alternaient avec le même motif peint en camaïeu, deux siècles auparavant, par un artiste d’un goût exquis, s’était levée un instant d’une partie qu’elle faisait avec un vieil ami, nous demanda la permission de la finir en deux minutes et tout en causant avec nous. D’ailleurs, ce que je lui dis de mes impressions ne lui fut qu’à demi agréable. D’abord j’étais scandalisé de voir qu’elle et son mari rentraient tous les jours longtemps avant l’heure de ces couchers de soleil qui passaient pour si beaux, vus de cette falaise, plus encore de la terrasse de la Raspelière, et pour lesquels j’aurais fait des lieues.
«Oui, c’est incomparable, dit légèrement Mme Verdurin en jetant un coup d’oeil sur les immenses croisées qui faisaient porte vitrée. Nous avons beau voir cela tout le temps, nous ne nous en lassons pas», et elle ramena ses regards vers ses cartes.
Or, mon enthousiasme même me rendait exigeant. Je me plaignais de ne pas voir du salon les rochers de Darnetal qu’Elstir m’avait dit adorables à ce moment où ils réfractaient tant de couleurs.
«Ah ! vous ne pouvez pas les voir d’ici, il faudrait aller au bout du parc, à la «Vue de la baie». Du banc qui est là-bas vous embrassez tout le panorama. Mais vous ne pouvez pas y aller tout seul, vous vous perdriez. Je vais vous y conduire, si vous voulez, ajouta-t-elle mollement.
— Mais non, voyons, tu n’as pas assez des douleurs que tu as prises l’autre jour, tu veux en prendre de nouvelles. Il reviendra, il verra la vue de la baie une autre fois.»
Je n’insistai pas, et je compris qu’il suffisait aux Verdurin de savoir que ce soleil couchant était, jusque dans leur salon ou dans leur salle à manger, comme une magnifique peinture, comme un précieux émail japonais, justifiant le prix élevé auquel ils louaient la Raspelière toute meublée, mais vers lequel ils levaient rarement les yeux; leur grande affaire ici était de vivre agréablement, de se promener, de bien manger, de causer, de recevoir d’agréables amis à qui ils faisaient faire d’amusantes parties de billard, de bons repas, de joyeux goûters.
Je vis cependant plus tard avec quelle intelligence ils avaient appris à connaître ce pays, faisant faire à leurs hôtes des promenades aussi «inédites» que la musique qu’ils leur faisaient écouter. Le rôle que les fleurs de la Raspelière, les chemins le long de la mer, les vieilles maisons, les églises inconnues, jouaient dans la vie de M. Verdurin était si grand, que ceux qui ne le voyaient qu’à Paris et qui, eux, remplaçaient la vie au bord de la mer et à la campagne par des luxes citadins, pouvaient à peine comprendre l’idée que lui-même se faisait de sa propre vie, et l’importance que ses joies lui donnaient à ses propres yeux. Cette importance était encore accrue du fait que les Verdurin étaient persuadés que la Raspelière, qu’ils comptaient acheter, était une propriété unique au monde. Cette supériorité que leur amour-propre leur faisait attribuer à la Raspelière justifia à leurs yeux mon enthousiasme qui, sans cela, les eût agacés un peu, à cause des déceptions qu’il comportait (comme celles que l’audition de la Berma m’avait jadis causées) et dont je leur faisais l’aveu sincère."
Extrait : (La prisonnière)
Albertine est la compagne du narrateur qui, par jalousie, la surveille constamment.
D'Albertine, en revanche, je n'avais plus rien à apprendre. Chaque jour, elle me semblait moins jolie. Seul le désir qu'elle excitait chez les autres, quand l'apprenant, je recommençais à souffrir et voulais la leur disputer, la hissait à mes yeux sur un haut pavois. Elle était capable de me causer de la souffrance, nullement de la joie. Par la souffrance seule, subsistait mon ennuyeux attachement. Dès qu'elle disparaissait, et avec elle le besoin de l'apaiser, requérant toute mon attention comme une distraction atroce, je sentais le néant qu'elle était pour moi, que je devais être pour elle. J'étais malheureux que cet état durât et, par moments, je souhaitais d'apprendre quelque chose d'épouvantable qu'elle aurait fait, et qui eût été capable, jusqu'à ce que je fusse guéri, de nous brouiller, ce qui nous permettrait de nous réconcilier, de refaire différente et plus souple la chaîne qui nous liait. En attendant, je chargeais mille circonstances, mille plaisirs, de lui procurer auprès de mol l'illusion de ce bonheur que je ne me sentais pas capable de lui donner. J'aurais voulu, dès ma guérison, partir pour Venise ; mais comment le faire, si j'épousais Albertine, moi, si jaloux d'elle que, même à Paris, dès que je me décidais à bouger c'était pour sortir avec elle ? Même quand je restais à la maison tout l'après-midi, ma pensée la suivait dans sa promenade, décrivait un horizon lointain, bleuâtre, engendrait autour du centre que j'étais une zone mobile d'incertitude et de vague. - sur un haut pavois : au premier rang, sur un piédestal.
Extrait : (Albertine disparue)
Quand autrefois à Balbec Albertine m'attendait sous les arcades d’Incarville et sautait dans ma voiture, non seulement elle n’avait pas encore « épaissi », mais à la suite d’excès d’exercice elle avait trop fondu ; maigre, enlaidie par un vilain chapeau qui ne laissait dépasser qu’un petit bout de vilain nez et voir de côté que des joues blanches comme des vers blancs, je retrouvais bien peu d’elle, assez cependant pour qu’au saut qu’elle faisait dans ma voiture je susse que c’était elle, qu’elle avait été exacte au rendez-vous et n’était pas allée ailleurs ; et cela suffit ; ce qu’on aime est trop dans le passé, consiste trop dans le temps perdu ensemble pour qu’on ait besoin de toute la femme ; on veut seulement être sûr que c'est elle, ne pas se tromper sur l’identité, autrement importante que la beauté pour ceux qui aiment ; les joues peuvent se creuser, le corps s’amaigrir, même pour ceux qui ont été d’abord le plus orgueilleux, aux yeux des autres, de leur domination sur une beauté, ce petit bout de museau, ce signe où se résume la personnalité permanente d’une femme, cet extrait algébrique, cette constante, cela suffit pour qu’un homme attendu dans le plus grand monde, et qui l’aimerait, ne puisse disposer d'une seule de ses soirées parce qu'il passe son temps à peigner et à dépeigner, jusqu’à l’heure de s’endormir, la femme qu’il aime, ou simplement à rester auprès d’elle, pour être avec elle, ou pour qu’elle soit avec lui, ou seulement pour qu’elle ne soit pas avec d’autres.
Extrait : (Le Temps retrouvé)
Dans "Le temps retrouvé", dernier volet de "La recherche du temps perdu", Proust, dans un subtil va-et-vient, évoque les lieux et les personnages que le narrateur a connus, et sur lesquels le temps a fait son oeuvre.
Au premier moment je ne compris pas pourquoi j’hésitais à reconnaître le maître de maison, les invités et pourquoi chacun semblait s’être « fait une tête », généralement poudré et qui les changeait complètement. Le Prince avait encore en recevant cet air bonhomme d’un roi de féerie que je lui avait trouvé la première fois mais cette fois, semblant s’être soumis lui-même à l’étiquette qu’il avait imposée à ses invités, il s’était affublé d’une barbe blanche, et traînant à ses pieds qu’elles alourdissaient comme des semelles de plomb semblait avoir assumé de figurer un des « Ages de la vie ». Ses moustaches étaient blanches aussi, comme s’il restait après elles le gel de la forêt du Petit Poucet. Elles semblaient incommoder la bouche raidie et l’effet une fois produit, il aurait dû les enlever. A vrai dire je ne le reconnus qu’à l’aide d’un raisonnement et en concluant de la simple ressemblance de certains traits à une identité de la personne. (…). Alors moi qui depuis mon enfance, vivais au jour le jour et avais d’ailleurs de moi-même et des autres une impression définitive, je m’aperçus pour la première fois d’après les métamorphoses qui s’étaient produites dans ces gens du temps qui avait passé pour eux, ce qui me bouleversa par la révélation qu’il avait passé aussi pour moi. Et indifférente en elle-même leur vieillesse me désolait en m’avertissant des approches de la mienne ».
Les enregistrements audio en ligne - COLLEGE DE FRANCE
http://www.page2007.com/news/morales-de-proust-antoine-compagnon-seminaire-les-enregistrements-audio-en-ligne-college-de-france