1564 - 1616
William Shakespeare naît le 23 avril 1564 (baptisé le 26) à Stratford-sur-Avon dans le Warwickshire. Sa mère, Mary Arden, est issue d’une famille de propriétaires terriens ; son père, John Shakespeare, riche commerçant de la corporation des pelletiers et gantiers jouit de suffisamment de biens et de renommée pour prétendre aux affaires publiques (promu bailli de Stratford en 1568).
William, le troisième de huit enfants, est éduqué à la Grammar School de Stratford jusqu’en 1577 quand son père, en proie à de très sérieux embarras financiers, l’en retire pour le placer en apprentissage. Les années qui suivent sont mal connues mais doivent avoir été des années de gêne, sinon de grande pauvreté. Différentes hypothèses ont été avancées quant à ses occupations d’adolescent : enfant de chœur, fréquentation de la noblesse, page, serveur de bière dans un cabaret sont des hypothèses souvent avancées. Le 27 novembre 1582, à l’âge de dix-huit ans, William épouse Anne Hathaway, de huit ans son aînée. Au cours des trois années qui suivent, ils ont trois enfants, dont les jumeaux Hamnet et Judith en 1585.
On ignore comment et où il vit avant 1592. Une tradition rapporte qu’il s’essaye comme maître d’école à la campagne et il est possible que Shakespeare écrit ses premières pièces pour des compagnies de province. En 1587, pour des raisons qu’on ignore, il se rend à Londres où il devient acteur.
La première date marquante de sa carrière littéraire semble être 1591 avec la pièce "Henri VI". En 1592, il réside à Londres, où il a déjà fait passablement parler de lui en tant qu’acteur et dramaturge, comme en attestent des allusions de l’époque. Il séjourne peut-être en Italie en 1592 et 1594, années de la désorganisation du théâtre londonien causée par la peste.
En 1593, il publie le poème "Venus et Adonis", dédié au Comte de Southampton. A partir de cette date et jusqu’en 1611, selon les uns, ou 1613, selon les autres, Shakespeare ne cesse de produire : 36 pièces, 2 longs poèmes, 154 sonnets. Il connaît succès et fortune et achète maisons et terres à Stratford et à Londres, fait le commerce de blé et de malts et passe plusieurs heures par jour dans les tavernes à boire et banqueter avec des compagnons de bohème, acteurs ou auteurs.
En août 1596, mort de Hamnet, unique fils du poète, âgé de onze ans. En 1599, sa compagnie théâtrale ouvre un théâtre baptisé « The Globe » en référence à celui qu’Hercule porte sur son dos.
1601, l’année où Hamlet est écrit, est marquée par deux faits très importants pour Shakespeare : la mort de son père et, à la suite de l’échec de la rébellion du Comte d’Essex dont il était le lieutenant, l’emprisonnement du Comte de Southampton, généreux promoteur et ami de Shakespeare. Shakespeare avait prêté main forte au complot en acceptant de réciter Richard II la veille du jour où éclata la révolte. Le parti d’Essex compara la reine à Richard, la scène de la déposition du roi devant déclencher celle d’Elisabeth. La compagnie ne fut cependant pas inquiétée lors de la découverte du complot. A partir de cette année-là, le ton des pièces devient grave, triste et amer.
En 1609, la mère de Shakespeare meurt. C’est aussi l’année de publication de ses "Sonnets". En 1610, las de la ville et du monde, il se retire à Stratford et ne quittera plus le Warwickshire que pour de rapides incursions dans la capitale.
Il semble que Shakespeare traverse une crise religieuse sur la fin de sa vie, et l’inspiration de ses derniers drames est parfois considérée comme chrétienne. De janvier à mars 1616 il rédige un testament avant de s‘éteindre le 23 avril, jour de son 52e anniversaire. On l’enterre le 25 avril à l’église de la Trinité.
(site Online)
I) Roméo et Juliette
Cet amour passe pour une transgression obligées des normes. Parce qu'il concrétise la pureté et la beauté par rapport au monde de référence, qui est de haine et de calcul, cet amour ne peut être licite.
Un amour impossible
Roméo Montaigu et Juliette Capulet sont les enfants de deux nobles familles de Vérone qui se vouent une haine immémoriale et dont les rixes quotidiennes ensanglantent les rues. Roméo s'éprend de Juliette à un bal donné chez les Capulet ; elle aussi tombe éperdument amoureuse de lui. Mais il doit prendre de grands risques en s'introduisant ce soir-là jusque sous son balcon. Ils projettent de se faire marier le lendemain par le moine Laurent, grâce à la complicité de la nourrice de Juliette. Or Tybalt, cousin de cette demière, tue en duel Mercutio, l'ami de Roméo, alors que celui-ci tentait de les raisonner. Il s'emporte contre le meurtrier qu'il tue à son tour. Juliette pleure Roméo exilé à Mantoue pour son délit, mais ses parents, croyant la distraire de la mort de Tybalt, décident de la marier au jeune comte Pâris. Frère Laurent donne à Juliette une potion qui doit la laisser comme morte. Roméo arrive à son caveau avant qu'elle ne s'éveille et, la croyant morte, se suicide. Enfin libérée de sa drogue, elle se poignarde en découvrant le cadavre de son mari. Ce drame réconcilie les deux familles.
Aimer ou se couper du monde
Le monde de l'amour est ici présenté comme un univers de rêve, mais dont la cohérence souffre de celle du quotidien. Dans ce demier monde, les choses sont hostiles, contrecarrent sans arrêt l'épanouissement sentimental : la violence écarte de sa bien-aimée Roméo, qui est amené à tuer son cousin, puis la loi exige l'exil de l'amant loin de Juliette, enfin le père veut contraindre sa fille à trahir son serment à Roméo en épousant Pâris, et jusqu'à la nature elle-même qui, par une épidémie de peste, retarde le messager qui aurait révélé à Roméo que Juliette n'était qu'endormie, et qu'il lui suffisait d'attendre son réveil. Roméo et Juliette décrivent avec une grande vérité les tourments de l' amour passion, à tel point que ce drame est presque devenu un mythe, une réalité tellement universelle que chaque homme s'y retrouve, et s'y réfère donc, sans même souvent savoir qu'il s'agit d'une tragédie de Shakespeare.
Extraits :
Juliette découvre Roméo sous son balcon
JULIETTE-. Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ?
ROMÉO-. Je ne sais par quel nom t' indiquer qui je suis. Mon nom, sainte chérie, m'est odieux à moi-même, parce qu'il est pour toi un ennemi : si je l'avais écrit là, j' en déchirerais les lettres.
JULIETTE.- Mon oreille n'a pas encore aspiré cent paroles proférées par cette voix, et pourtant j' en reconnais le son.
N' es-tu pas Roméo et un Montague ?
ROMÉO-. Ni l'un ni l'autre, belle vierge, si tu détestes l'un et l'autre.
JULIETTE-. Comment es-tu venu ici, dis-moi ? et dans quel but ? Les murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir.
Considère qui tu es : ce lieu est ta mort, si quelqu'un de mes parents te trouve ici.
ROMÉO. - J' ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l'amour : car les limites de pierre ne sauraient arrêter l'amour, et ce que l' amour peut faire, l' amour ose le tenter ; voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obstacle pour moi.
JULIETTE- .S' ils te voient, ils te tueront.
(Acte U, scène 2)
Le prince de Vérone apostrophe les pères des deux amants défunts
LE PRINCE-. (...) Où sont ces ennemis ? Capulet, Montaigu, voyez quel châtiment s' abat sur votre querelle et comment par l'amour le ciel a trouvé le moyen de tuer votre bonheur. Moi aussi, pour avoir fermé les yeux sur vos discordes, j' ai perdu deux parents. Nous sommes tous punis.
CAPULET. Mon frère Montaigu, donnez-moi votre main. C' est le douaire de ma fille je ne puis demander rien de plus.
MONTAGUE- .Je puis vous donner plus.. Je vais élever à Juliette une statue d' or pur ; Vérone par son nom sera connue
et nulle figure ne sera estimée plus haut que celle de la pure et fidèle Juliette.
CAPULET- .Aussi éclatante sera celle de Roméo couché près de sa dame. Pauvres victimes de notre intimité !
LE PRINCE.- Ce matin nous apporte une paix bien sombre .. le soleil attristé ne montre point sa tête. Partez, nous reparlerons de ces infortunes. Les uns seront pardonnés, d' autres seront punis, jamais il n' y eut d' histoire plus lamentable que celle de Juliette et de son Roméo.
(Acte V, scène 3)
Traduit de l'anglais par Victor Hugo. Gamier-Flammarion, 1964
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Notes :
<<Souvenez-vous des inquiétudes qu'exprime Roméo avant d'accompagner ses camarades chez Capulet : un instinct l'avertit qu'il est condamné à une mort prématurée. Bien qu'il l'ait mal interprété, le rêve n'était point menteur qui réconfortait l'exilé à Mantoue : il est vrai que, la nuit suivante, Juliette baisera ses lèvres encore tièdes. Pour Juliette, il aura suffi que Roméo paraisse : elle saura qu'entre cet amour et la mort, il n'est point de troisième alternative. Désormais ils obéiront à l'amour comme à une irrésistible vocation. Tout ce qu'ils sont, tout ce qu'ils peuvent, ils le consacrent à ce culte. Un conseil, ils le repoussent farouchement ou le suivent avec une émouvante docilité, sans autre considération que celle des voies qui les mènent l'un vers l'autre. Nul poète n'a mieux suggéré cet envoûtement total dans un égoïsme à deux. En revanche, nul n'a mieux exalté la beauté de la passion lorsqu'elle atteint à cette pureté qui exclut toute autre préoccupation. >>
René Lalou, introduction à Roméo et
Juliette. éditions de Cluny, 1939
<<Si les jeunes amants trouvent la mort si vite après le coup de foudre initial, nous entendons bien que Shakespeare ne nous dit pas qu'ils sont punis, même pas qu'un destin jaloux les poursuit : c'est que, dans cette lutte du mal contre le bien - le mal étant la querelle des deux familles ennemies, les Montaigus et les Capulets, et aussi la tyrannie paternelle - ce sont les enfants qui sont vaincus.>>-
Germaine Landré, Notice sur Roméo et Juliette, Garnier
Flammarion, 1964
La mort de Roméo et Juliette est le passage à l'âge adulte : ils doivent quitter l'innocence de leur idéal s'ils veulent accéder aux lois du quotidien.
II) Richard III
Le pouvoir par le sang
A la mort du roi Édouard IV, la couronne échoit à son fils Édouard, prince de Galles. Mais celui-ci étant trop jeune, la régence doit être assurée par son oncle Richard de Glocester, frère du roi défunt. Or ce dernier veut régner au plus tôt. Il fait donc accuser et assassiner son frère, le duc de Clarence, qui aurait pu gêner son accession au trône, puis, dans la tour de Londres, les deux princes héritiers Édouard et Richard, et enfin les deux autres fils de la reine Élisabeth, ainsi que son frère. Finalement couronné, et soucieux de consolider sa légitimité, Richard III épouse Anne, veuve du prince de Galles, le fils d'Henri VI, ayant pour cela assassiné les deux hommes. Mais des vassaux se soulèvent, Richard tue son ami le duc de Buckingham, soupçonné de passer à l'ennemi, et se fait lui même tuer en combattant les insurgés. Leur chef Richmond devient le nouvel Henri VII.
Un drame véridique
Richard III, 1592, est l'une des pièces les plus sanglantes de Shakespeare : même Macbeth fait figure d'amateur comparé au duc de Glocester. Pourtant, cette tragédie ne s'est pas servie du meurtre comme d'un effet "à sensation", facile et artificiel. De fait, l'histoire est celle du règne véritable de Richard III d' Angleterre, dont Shakespeare n' a pas exagéré la sanguinaire ambition. Il fut au contraire séduit par le caractère extraordinaire d'une cruauté aussi authentique. Richard III est l'image même du mal, sacrifiant s'il le faut ses rares amis ou complices ; et surtout habile à feindre la droiture et la bonté pour tromper ses victimes, ne laissant paraître son cynisme qu'une fois celles-ci vaincues. Il avance en toute logique, de meurtre en meurtre, jusqu'au trône et à sa propre fin, sans profiter de ses victoires, comme un homme symbolique se perdrait dans la nécessité d'agir - tuer afin de n'être pas tué -, pour ne pas voir combien sa course est vaine. Nous serions presque tentés d'admirer cette progression implacable, dont pas une hésitation ne vient rompre la perfection, si la morale finale châtiant le héros ne venait le dénoncer à notre conscience.
La pièce évoque la rivalité bien réelle qui opposa les familles d'York et de Lancaster au cours de la guerre des Deux-Roses. La victoire de Richmond épousant Elisabeth cèle la réconciliation des deux fractions.
Extraits :
La paix signée va servir les projets de Glocester
GLOCESTER : - (...) Voici nos tempes ceintes de victorieuses guirlandes, nos armes ébréchées pendues en trophées, nos sinistres alarmes devenues de joyeuses réunions, nos marches terribles de charmants airs de danse. La guerre au hideux visage a déridé son front et désormais, au lieu de monter des coursiers harnachés pour jeter l' effroi au coeur des ennemis, elle gambade allègrement dans une chambre de dame, au son voluptueux du luth. Mais moi, qui ne suis pas façonné pour les jeux folâtres ni pour faire les yeux doux à un miroir amoureux, moi qui suis grossièrement taillé et qui n'ai pas la majesté de l' amour pour me pavaner devant une nymphe à la coquette démarche.. moi que la fourbe nature a frustré de belle proportion et de belle apparence, moi difforme, inachevé, envoyé avant mon heure dans ce monde des vivants, tout juste à moitié fait, tellement estropié et laid à voir que les chiens aboient quand je passe en clochant, eh bien, moi, en cette molle et chantante période de paix, je n' ai d' autre plaisir, d' autre passe-temps, que
d' épier mon ombre au soleil et de discourir sur ma difformité. Aussi, puisque je ne saurais être l'amoureux jouissant de ces jours de délices, je suis résolu à être un scélérat et à honnir les joies frivoles de ce temps.
(Acte 1,scène 1)
Traduit de I'anglais par Pierre Messiaen.
Éditions Desclée, 1941
La reine Élisabeth subit dans le désespoir les prédictions de la reine Marguerite
LA RElNE MARGUERlTE: - (...) Eh bien, où est ton mari à présent ? Où sont tes frères ? Où sont tes deux fils ? Quelles jouissances te reste-t-il ? Qui donc te sollicite, et s' agenouille, et dit : Vive la reine ? Où sont les pairs prosternés qui te flattaient ? Où sont les foules pressées qui te suivaient ? Rappelle toi tout cela, et vois ce que tu es à présent !... Tu étais heureuse épouse, tu es la plus désolée des veuves .. tu étais joyeuse mère, tu en déplores aujourd'hui même le nom .. tu étais suppliée, tu es suppliante ..tu étais reine, tu es une misérable couronnée d' ennuis. Tu me méprisais, maintenant je te méprise ; . tu faisais peur à tous ,maintenant tu as peur ; tu commandais à tous, maintenant tu n'es obéie de personne ! Ainsi la roue de la justice a tourné, et t'a laissée en proie au temps, n'ayant plus que le souvenir de ce que tu étais, pour te torturer encore étant ce que tu es ! Tu as usurpé ma place : pourquoi n'usurperais-tu pas aussi une juste part de mes douleurs ? (...) Adieu, femme d'York ! Adieu, reine de mauvaise chance !
LA REINE ÉLISABETH: - 0 toi, experte en malédictions, arrête un peu, et apprends-moi à maudire mes ennemis.
(Acte IV, scène 4)
Traduit de 1'anglais par François- Victor Hugo. Gamier-Flarnmarion, 1964
<<L'immoralisme de Richard ne combat ni la religion ni la morale ; il les accepte afin de s'en servir, d'en accroître son crime et sa joie dans le crime ; c'est pourquoi il s'habille d'attitudes dévotes et de citations de l'écriture sainte. "Le péché, la mort, l'enfer et tous les ministres de Satan, déclare Marguerite d'Anjou, ont mis leur marque sur Richard." Richard est au dessus de l'humanité par son goût du crime, par sa dextérité et sa joie dans le crime, il tient du Mauvais Ange. (...)
<<N'ayant pour lui ni le droit de naissance ni la beauté, il s'imposera par l'astuce et la terreur. L'un après l'autre il renverse tous les obstacles qui lui barrent la route vers le trône. S'il y a un vice où il se complaît, c'est l'hypocrisie ; s'il y a une vertu qu'il méprise, c'est la naïveté. Il envenime la querelle entre Édouard et Clarence de façon à pouvoir faire assassiner Clarence en ayant l'air de le soutenir et en jetant tout l'odieux du meurtre sur Édouard. Il méprise Clarence pour sa naïveté. >>
Messiaen, Richard 1Il, Desclée, 1941
<<On a dit qu'il n'avait point de conscience, si ce n'est la nuit. Comme Lady Macbeth, c'est lorsque le sommeille tient, désarmé, que le remords, ou du moins le souvenir de ses crimes, vient le visiter. Mais en même temps, comme il est hardi dans ses desseins, comme il est brave au combat ! Si ce n'était le destin qui le poursuit (...), nous serions tentés de croire qu'il va réussir, sinon de le souhaiter. >>-
Germaine Landré, notice sur Richard 1Il
Gamier-F1arnmarion,1964
III) Sonnets
Le poète exprime son double amour malheureux pour un homme et une femme ; il décrit avec lucidité et lyrisme la complexité de la passion.
La composition de l'ouvrage - publié en 1609 - ses proportions, la mystérieuse dédicace qui l'ouvre et sa signification intime sont entourées d'une certaine énigme qui a fourni la matière d'une longue et complexe controverse académique. Le double amour évoqué a souvent donné au recueil un caractère scandaleux.
Les deux visages de l'amour
Le recueil est composé de cent cinquante-quatre sonnets qui constituent le témoignage le plus direct et le plus complexe sur la vie affective de Shakespeare. lls mettent en scène la confrontation tragique de deux expériences : les cent vingt huit premiers sonnets sont adressés à un jeune homme noble et beau, pour lequel le poète éprouve un amour passionné. Ce premier groupe exprime tantôt le bonheur d'un amour partagé, tantôt la peur du temps destructeur, la souffrance du poète devant l'infidélité de l'ami, son dépit de se voir préférer un poète rival ou sa confiance dans le pouvoir d'éternisation de la poésie. Le jeune homme est blond, d'une beauté androgyne, et l'amour que le poète lui porte est idéalisé : il se situe sur le plan de l'esprit. C'est le visage de l' Ange. Suivent les sonnets adressés à la maîtresse qui, elle, prend la figure de la Bête. C'est une brune aux yeux noirs d'une grande liberté de mæurs. Coquette et cruelle, elle trahit le poète avec son ami. Malgré la bassesse d'une telle liaison, le poète reste attaché à sa maîtresse par une passion physique très forte. Il se soumet à l'envoûtement de ses sens et accepte sa déchéance avec dégoût, ces deux attachements étant à la fois antagonistes et complémentaires.
Raffinement de l'art et complexité de la passion
Ces sonnets de type élisabéthain se composent de trois quatrains à rimes alternées et d'un distique à rimes embrassées. Ces méditations à la fois rigoureuses et touffues se présentent comme des raisonnements, destinés à convaincre ou à exposer un problème. Shakespeare reprend les thèmes traditionnels du temps destructeur, de l'immortalisassions par la poésie, de l'absence douloureuse ainsi que l'usage, courant à l'époque, de "conceits", jeux de mots savants et paradoxaux et d'images sophistiquées ; mais il les intègre à un destin personnel. Il ne s'agit pas d'exercices académiques mais de l'expression d'un désordre profond derrière un masque de conventions qui est moins un ornement qu'un moyen d'épurer les émotions humaines et de les rendre universelles.
Extraits
Ton aspect d' homme, auquel obéit tout aspect,
Des hommes ravit l' oeil, des femmes l' âme étonne.
Et c' est femme d' abord que Nature te fit,
Mais en te façonnant s' éprit de son ouvrage,
Et par addition de toi me déconfit,
En t' ajoutant un rien à mes fins sans usage :
Armé pour le plaisir des femmes, fais donc mien
Ton amour, et du fruit de ton amour leur bien.
Il exprime son dépit face à la trahison de son ami avec sa
maîtresse
Qu' elle soit tienne, ami, n' est point tout mon regret ;
Je l' aimais chèrement, pourtant, on le peut dire.
(...)En te laissant l' aimer par amour pour moi-même.
Je l' aime et, te perdant, te perds à son profit :
Si je la perds, c' est toi, mon ami, qui la trouves.
En se trouvant tous deux, tous deux me sont ravis
Et pour l' amour de moi de cette croix m' éprouvent.
Mais bonheur ! mon ami n' est qu' un avec moi-même :
o douce illusion ! c' est donc moi seul qu' elle aime.
Le poète évoque le pouvoir destructeur du temps
Lorsque je vois du Temps la dure main défaire
D' un riche âge passé l' orgueil enseveli ;
Lorsque je vois raser des tours jadis altières,
Et l' airain immortel à la mort asservi ;
(. . .) Lorsque je vois ainsi fortunes échangées
Ou fortunes déchoir pour s' abÎmer un jour,
La ruine me fait ruminer la pensée
Que le Temps doit venir m' arracher mon amour,
Et ce m' est comme mort, et je n' ai de pouvoir
Que de craindre ta perte, et pleurer de t' avoir.
Il dénonce son attachement à sa maîtresse indigne
De quel pouvoir tiens-tu cette puissance extrême
De gouverner mon coeur même par tes défauts,
Qui me fait démentir l' aveu de mes yeux même,
Et jurer que soleil ne rend le jour plus beau ?
(...) Bien que j' aime chez toi ce que d' autres abhorrent,
Tu ne dois pour autant avec eux m' abhorrer :
Si ton indignité fit naître amour en moi,
D' autant plus digne suis, lors, d' être aimé de toi.
Traduit par Jean Fuzier, Éditions Jean Fuzier, Collection U2 Colin, 1970
Notes
"L'auteur des Sonnets est - à travers ses fictions - le centre d 'un triple conflit, avec lui-même, avec l'amant, et avec la maîtresse. L'ensemble des Sonnets lui paraît dès lors comme le drame érotique par excellence, où le poète est identifié à la nature avec ses ambiguïtés et tous ses sens possibles ; où l'aimé couvert de beauté est Éros (sur soi-même incliné) ; où la femme sombre est traitée comme déchéance de la nature. >>
Pierre Jean Jouve, Mercure de France, 1969
Jean Fuzier décrit en ces termes les liens entre expérience personnelle et création poétique dans les Sonnets : " Ils sont, en quelque sorte, la cristallisation ou la stylisation d'une réaction fugitive de sa sensibilité. Chaque sonnet de la séquence, état d'âme monté en épingle, dépouillé de toute infrastructure
factuelle, est délibérément coupé du courant de conscience dont il a jailli, comme du contexte anecdotique
dans lequel il s'insère : et ce dépouillement a pour conséquence paradoxale que, privés de leur échafaudage narratif, les états d'âme se recomposent autour de grands thèmes souvent conventionnels, et se déploient sur l'architecture la plus factice qui soit, et la plus traditionnelle. Aussi la part de l' expérience personnelle dans la création poétique des Sonnets a-t-elle été très diversement appréciée selon les époques et les critiques. >>
Jean Fuzier, éditions Fuzier, Collection U2 Colin, 1970
IV) La Tempête
La distinction entre tragédie et comédie chez Shakespeare, tient à deux visions opposées du monde. D'un côté, un monde déchiré, chaotique, celui de l'irréconciabilité du héros avec la mort ; de l'autre, un monde ordonné et harmonieux, où la mort est pleinement acceptée comme le destin de chaque homme.
Un duc en exil sur une île déserte, soucieux de finir sa vie en paix, use de sortilèges pour y faire venir ses ennemis. Après les avoir mis à l'épreuve, il se réconcilie définitivement avec eux.
Une comédie de la réconciliation
Shakespeare a toujours été en conflit avec le monde. Ses terribles tragédies, notamment, ont servi à exprimer ce profond malaise. En 1611, pourtant (cinq ans avant sa mort), il décide de quitter le théâtre dans la sérénité. C'est "La Tempête" qui scelle cet dieu aux planches, et c'est pourquoi beaucoup voient dans cette comédie de la réconciliation, le véritable testament du grand dramaturge anglais.
L'histoire d'un pardon
Prospero, duc légitime de Milan, s'est vu usurper son trône par son frère Antonio, avec l'aide du roi de Naples, Alonso. Réfugié sur une île avec sa fille Miranda, il a appris à commander aux éléments naturels, et il est devenu le maître de son nouvel univers. Grâce aux fidèles services de l'esprit Ariel, il est en mesure de réaliser un curieux stratagème, alors que le navire de ses ennemis vient de passer par hasard au large de son île : il ordonne à Ariel de provoquer une tempête, qui fait échouer le bateau sur la côte, puis il disperse les occupants en trois groupes. Le premier est seulement composé de Ferdinand, le fils du roi de Naples ; le second comprend Antonio, Alonso et toute une suite de nobles ; le troisième groupe enfin, parodie des deux autres, est formé d'un bouffon et d'un ivrogne aux prises avec Caliban, un indigène bestial.
Prospero, qui cherche la paix intérieur, veut se réconcilier avec ses ennemis. Pour cela, il soumet chaque groupe à des épreuves particulières : Ferdinand, qui a rencontré Miranda et en tombé amoureux, doit exécuter des tâches humiliantes pour éprouver son amour ; Alonso et Antonio, poursuivis par des spectres, se jettent dans le repentir ; quant au trio ridicule, qui projetait d'attaquer Prospero, il est mis en fuite par une meute de chiens. Tous sont finalement réunis devant Prospero, qui accorde son pardon à chacun, scellant cette réconciliation par le mariage de Ferdinand et de Miranda.
Extraits :
Elle est à moi par Sycorax ma mère, cette île
Que vous me prenez. Quand vous êtes d'abord venu
Vous m'avez caressé,faisant grand cas de moi .. vous me donniez
De l'eau où vous mettiez des baies et vous m' enseigniez
A nommer la grande lumière et la plus petite
Qui brûlent le jour et la nuit.. alors je vous ai aimé
Et je vous ai montré toutes les vertus de l'île.
Les sources douces,les salines,les lieux arides et fertiles.
Que je sois maudit d'avoir ainsi fait ! Que tous les sortilèges
De Sycorax, que crapauds, escarbots, chauves-souris se posent sur vous !
Car je suis tous les sujets que vous ayez,
Moi qui fus jadis mon propre roi .. et vous me tenez ici à la bauge
Dans ce dur rocher, m' écartant cependant
Du reste de l'île.
PROSPERO
Esclave plein de mensonge,
Sensible aux coups de fouet, mais non à la bonté ! Je t' ai traité,
Ordure que tu es, avec humanité et je t' ai logé
Dans ma propre cellule jusqu' au jour où tu as tenté de violer
L' honneur de mon enfant.
CALIBAN
Haha ! Haha ! Si j' avais pu réussir !
Tu m' as empêché ; sans cela.j' aurais peuplé
Cette île de Calibans.
***
ANTONIO
Où est le capitaine, maître ?
LE MAITRE
Vous ne l'entendez pas ? Vous nous gâtez le travail : tenez vous
dans vos cabines, vous ne faites qu' aider à la tempête.
GONZALO
Voyons, mon brave, du calme!
LE MAITRE
Quand la mer en aura. Hors d'ici. Que fait à ces hurleurs le
nom de roi ? A vos cabines ! Silence ! Ne nous gênez pas !
GONZALO
Bonhomme, rappelez-vous pourtant qui vous avez à bord.
LE MAITRE
Nul que j' aime mieux que moi-même. Vous êtes du Conseil ; si vous pouvez commander
à ces éléments le silence et nous donner une présente paix, nous ne toucherons plus
à un cordage ; usez de votre autorité ; si vous ne le pouvez, rendez grâce d' avoir vécu
si longtemps, et préparez-vous dans votre cabine au mauvais moment s'il doit venir.
La source essentielle de "La Tempête" est à chercher dans les détails recueillis sur le naufrage de sir George Somers aux Bermudes (25 juin 1609) ; séparé de sa flotille par un coup de vent, son navire aborda seul aux îles Bermudes, miraculeusement indemne et sans qu'un membre d'équipage soit porté manquant.
Notes
"En les lisant (les æuvres de Shakespeare), on se croit placé devant les volumes ouverts du destin, jouets d'un souffle orageux agités par les terribles tempêtes de la vie qui en bouleversent sans cesse les feuilllets. Tous les pressentiments que j'aie jamais eus sur le genre humain et ses destinées et qui, dès ma jeunesse, m'accompagnèrent inaperçus, je les trouve exprimés et développés dans Shakespeare."
Goethe
"Caliban sert le peuple. Voyez-le agir et jugez-le. Comme le peuple, il adore tout ce qui flatte les sens, il se prosterne devant un matelot qui lui fait boire du vin, il admire le courage brutal de Stefano, il déteste le maître qui le gouverne justement."
Kreyssig
"La Tempête couronne la carrière du poète. Arrivé là, Shakespeare dit adieu au monde ; comme son héros, il brise sa baguette magique, et, jeune encore, mais plein de modération, il se réfugie dans la solitude de Stratford-sur-Avon, afin de s'y recueillir quelques années et de se préparer à la lutte suprême."
A. Mézières
"La Tempête est classée parmi les comédies. On voit bien pourquoi ; mais on voit aussi quelle part restreinte elle fait au comique. (...) C'est le climat souriant d'illusions et de mirages qui est le véritable climat de la comédie shakespearienne."
J. J.Mayoux