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7 octobre 2009 3 07 /10 /octobre /2009 11:32

1564 - 1616


William Shakespeare  naît le 23 avril 1564 (baptisé le 26) à Stratford-sur-Avon dans le Warwickshire. Sa mère, Mary Arden, est issue d’une famille de propriétaires terriens ; son père, John Shakespeare, riche commerçant de la corporation des pelletiers et gantiers jouit de suffisamment de biens et de renommée pour prétendre aux affaires publiques (promu bailli de Stratford en 1568).
William, le troisième de huit enfants, est éduqué à la Grammar School de Stratford jusqu’en 1577 quand son père, en proie à de très sérieux embarras financiers, l’en retire pour le placer en apprentissage. Les années qui suivent sont mal connues mais doivent avoir été des années de gêne, sinon de grande pauvreté. Différentes hypothèses ont été avancées quant à ses occupations d’adolescent : enfant de chœur, fréquentation de la noblesse, page, serveur de bière dans un cabaret sont des hypothèses souvent avancées. Le 27 novembre 1582, à l’âge de dix-huit ans, William épouse Anne Hathaway, de huit ans son aînée. Au cours des trois années qui suivent, ils ont trois enfants, dont les jumeaux Hamnet et Judith en 1585.


On ignore comment et où il vit avant 1592. Une tradition rapporte qu’il s’essaye comme maître d’école à la campagne et il est possible que Shakespeare écrit ses premières pièces pour des compagnies de province. En 1587, pour des raisons qu’on ignore, il se rend à Londres où il devient acteur.


La première date marquante de sa carrière littéraire semble être 1591 avec la pièce "Henri VI". En 1592, il réside à Londres, où il a déjà fait passablement parler de lui en tant qu’acteur et dramaturge, comme en attestent des allusions de l’époque. Il séjourne peut-être en Italie en 1592 et 1594, années de la désorganisation du théâtre londonien causée par la peste.


En 1593, il publie le poème "Venus et Adonis", dédié au Comte de Southampton. A partir de cette date et jusqu’en 1611, selon les uns, ou 1613, selon les autres, Shakespeare ne cesse de produire : 36 pièces, 2 longs poèmes, 154 sonnets. Il connaît succès et fortune et achète maisons et terres à Stratford et à Londres, fait le commerce de blé et de malts et passe plusieurs heures par jour dans les tavernes à boire et banqueter avec des compagnons de bohème, acteurs ou auteurs.


En août 1596, mort de Hamnet, unique fils du poète, âgé de onze ans. En 1599, sa compagnie théâtrale ouvre un théâtre baptisé « The Globe » en référence à celui qu’Hercule porte sur son dos.
1601, l’année où Hamlet est écrit, est marquée par deux faits très importants pour Shakespeare : la mort de son père et, à la suite de l’échec de la rébellion du Comte d’Essex dont il était le lieutenant, l’emprisonnement du Comte de Southampton, généreux promoteur et ami de Shakespeare. Shakespeare avait prêté main forte au complot en acceptant de réciter Richard II la veille du jour où éclata la révolte. Le parti d’Essex compara la reine à Richard, la scène de la déposition du roi devant déclencher celle d’Elisabeth. La compagnie ne fut cependant pas inquiétée lors de la découverte du complot. A partir de cette année-là, le ton des pièces devient grave, triste et amer.


En 1609, la mère de Shakespeare meurt. C’est aussi l’année de publication de ses "Sonnets". En 1610, las de la ville et du monde, il se retire à Stratford et ne quittera plus le Warwickshire que pour de rapides incursions dans la capitale.
Il semble que Shakespeare traverse une crise religieuse sur la fin de sa vie, et l’inspiration de ses derniers drames est parfois considérée comme chrétienne. De janvier à mars 1616 il rédige un testament avant de s‘éteindre le 23 avril, jour de son 52e anniversaire. On l’enterre le 25 avril à l’église de la Trinité.

 

(site Online)

 

 

 

I)  Roméo et Juliette

 

Cet amour passe pour une transgression obligées des normes. Parce qu'il concrétise la pureté et la beauté par rapport au monde de référence, qui est  de haine et de calcul, cet amour ne peut être licite.


Un amour impossible



Roméo Montaigu et Juliette Capulet sont les enfants de deux nobles familles de Vérone qui se vouent une haine immémoriale et dont les rixes quotidiennes ensanglantent les rues. Roméo s'éprend de Juliette à un bal donné chez les Capulet ; elle aussi tombe éperdument amoureuse de lui. Mais il doit prendre de grands risques en s'introduisant ce soir-là jusque sous son balcon. Ils projettent de se faire marier le lendemain par le moine Laurent, grâce à la complicité de la nourrice de Juliette. Or Tybalt, cousin de cette demière, tue en duel Mercutio, l'ami de Roméo, alors que celui-ci tentait de les raisonner. Il s'emporte contre le meurtrier qu'il tue à son tour. Juliette pleure Roméo exilé à Mantoue pour son délit, mais ses parents, croyant la distraire de la mort de Tybalt, décident de la marier au jeune comte Pâris. Frère Laurent donne à Juliette une potion qui doit la laisser comme morte. Roméo arrive à son caveau avant qu'elle ne s'éveille et, la croyant morte, se suicide. Enfin libérée de sa drogue, elle se poignarde en découvrant le cadavre de son mari. Ce drame réconcilie les deux familles.


Aimer ou se couper du monde


Le monde de l'amour est ici présenté comme un univers de rêve, mais dont la cohérence souffre de celle du quotidien. Dans ce demier monde, les choses sont hostiles, contrecarrent sans arrêt l'épanouissement sentimental : la violence écarte de sa bien-aimée Roméo, qui est amené à tuer son cousin, puis la loi exige l'exil de l'amant loin de Juliette, enfin le père veut contraindre sa fille à trahir son serment à Roméo en épousant Pâris, et jusqu'à la nature elle-même qui, par une épidémie de peste, retarde le messager qui aurait révélé à Roméo que Juliette n'était qu'endormie, et qu'il lui suffisait d'attendre son réveil. Roméo et Juliette décrivent avec une grande vérité les tourments de l' amour passion, à tel point que ce drame est presque devenu un mythe, une réalité tellement universelle que chaque homme s'y retrouve, et s'y réfère donc, sans même souvent savoir qu'il s'agit d'une tragédie de Shakespeare.


 

 

 


Extraits :



Juliette découvre Roméo sous son balcon


JULIETTE-. Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ?


ROMÉO-. Je ne sais par quel nom t' indiquer qui je suis. Mon nom, sainte chérie, m'est odieux à moi-même, parce qu'il est pour toi un ennemi : si je l'avais écrit là, j' en déchirerais les lettres.


JULIETTE.- Mon oreille n'a pas encore aspiré cent paroles proférées par cette voix, et pourtant j' en reconnais le son.
N' es-tu pas Roméo et un Montague ?


ROMÉO-. Ni l'un ni l'autre, belle vierge, si tu détestes l'un et l'autre.


JULIETTE-. Comment es-tu venu ici, dis-moi ? et dans quel but ? Les murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir.
Considère qui tu es : ce lieu est ta mort, si quelqu'un de mes parents te trouve ici.


ROMÉO. - J' ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l'amour : car les limites de pierre ne sauraient arrêter l'amour, et ce que l' amour peut faire, l' amour ose le tenter ; voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obstacle pour moi.


JULIETTE- .S' ils te voient, ils te tueront.


(Acte U, scène 2)

Le prince de Vérone apostrophe les pères des deux amants défunts


LE PRINCE-. (...) Où sont ces ennemis ? Capulet, Montaigu, voyez quel châtiment s' abat sur votre querelle et comment par l'amour le ciel a trouvé le moyen de tuer votre bonheur. Moi aussi, pour avoir fermé les yeux sur vos discordes, j' ai perdu deux parents. Nous sommes tous punis.


CAPULET. Mon frère Montaigu, donnez-moi votre main. C' est le douaire de ma fille je ne puis demander rien de plus.


MONTAGUE- .Je puis vous donner plus.. Je vais élever à Juliette une statue d' or pur ; Vérone par son nom sera connue
et nulle figure ne sera estimée plus haut que celle de la pure et fidèle Juliette.


CAPULET- .Aussi éclatante sera celle de Roméo couché près de sa dame. Pauvres victimes de notre intimité !


LE PRINCE.- Ce matin nous apporte une paix bien sombre .. le soleil attristé ne montre point sa tête. Partez, nous reparlerons de ces infortunes. Les uns seront pardonnés, d' autres seront punis, jamais il n' y eut d' histoire plus lamentable que celle de Juliette et de son Roméo.


(Acte V, scène 3)


Traduit de l'anglais par Victor Hugo. Gamier-Flammarion, 1964


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Notes :

<<Souvenez-vous des inquiétudes qu'exprime Roméo avant d'accompagner ses camarades chez Capulet : un instinct l'avertit qu'il est condamné à une mort prématurée. Bien qu'il l'ait mal interprété, le rêve n'était point menteur qui réconfortait l'exilé à Mantoue : il est vrai que, la nuit suivante, Juliette baisera ses lèvres encore tièdes. Pour Juliette, il aura suffi que Roméo paraisse : elle saura qu'entre cet amour et la mort, il n'est point de troisième alternative. Désormais ils obéiront à l'amour comme à une irrésistible vocation. Tout ce qu'ils sont, tout ce qu'ils peuvent, ils le consacrent à ce culte. Un conseil, ils le repoussent farouchement ou le suivent avec une émouvante docilité, sans autre considération que celle des voies qui les mènent l'un vers l'autre. Nul poète n'a mieux suggéré cet envoûtement total dans un égoïsme à deux. En revanche, nul n'a mieux exalté la beauté de la passion lorsqu'elle atteint à cette pureté qui exclut toute autre préoccupation. >>

René Lalou, introduction à Roméo et
Juliette. éditions de Cluny, 1939


<<Si les jeunes amants trouvent la mort si vite après le coup de foudre initial, nous entendons bien que  Shakespeare  ne nous dit pas qu'ils sont punis, même pas qu'un destin jaloux les poursuit : c'est que, dans cette lutte du mal contre le bien - le mal étant la querelle des deux familles ennemies, les Montaigus et les Capulets, et aussi la tyrannie paternelle - ce sont les enfants qui sont vaincus.>>-

Germaine Landré, Notice sur Roméo et Juliette, Garnier
Flammarion, 1964

La mort de Roméo et Juliette est le passage à l'âge adulte : ils doivent quitter l'innocence de leur idéal s'ils veulent accéder aux lois du quotidien.


II) Richard III


Le pouvoir par le sang


A la mort du roi Édouard IV, la couronne échoit à son fils Édouard, prince de Galles. Mais celui-ci étant  trop jeune, la régence doit être assurée par son oncle Richard de Glocester, frère du roi défunt. Or ce dernier veut régner au plus tôt. Il fait donc accuser et assassiner son frère, le duc de Clarence, qui aurait pu gêner son accession au trône, puis, dans la tour de Londres, les deux princes héritiers Édouard et Richard, et  enfin les deux autres fils de la reine Élisabeth, ainsi que son frère. Finalement couronné, et soucieux de consolider sa légitimité, Richard III  épouse Anne, veuve du prince de Galles, le fils d'Henri VI, ayant pour cela assassiné les deux hommes. Mais des vassaux se soulèvent, Richard tue son ami le duc de Buckingham, soupçonné de passer à l'ennemi, et se fait lui même tuer en combattant les insurgés. Leur chef Richmond devient le nouvel Henri VII.

Un drame véridique


Richard III, 1592, est l'une des pièces les plus sanglantes de Shakespeare : même Macbeth fait figure  d'amateur comparé au duc de Glocester. Pourtant, cette tragédie ne s'est pas servie du meurtre comme d'un effet "à sensation", facile et artificiel. De fait, l'histoire est celle du règne véritable de Richard III d' Angleterre, dont Shakespeare n' a pas exagéré la sanguinaire ambition. Il fut au contraire séduit par le caractère extraordinaire d'une cruauté aussi authentique. Richard III est l'image même du mal, sacrifiant s'il le  faut ses rares amis ou complices ; et surtout habile à feindre la droiture et la bonté pour tromper ses victimes, ne laissant paraître son cynisme qu'une fois celles-ci vaincues. Il avance en toute logique, de meurtre en meurtre, jusqu'au trône et à sa  propre fin, sans profiter de ses victoires, comme un homme symbolique se perdrait dans la nécessité d'agir - tuer afin de n'être pas tué -, pour ne pas voir combien sa course est vaine. Nous serions presque tentés d'admirer cette progression implacable, dont pas une hésitation ne vient rompre la perfection, si la morale finale châtiant le héros ne venait le dénoncer à notre conscience.


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La pièce évoque la rivalité bien réelle qui opposa les familles
d'York et de Lancaster au cours de la guerre des Deux-Roses. La victoire de Richmond épousant Elisabeth cèle la réconciliation des deux fractions.
 

Extraits :


La paix signée va servir les projets de Glocester

GLOCESTER
: - (...) Voici nos tempes ceintes de victorieuses guirlandes, nos armes ébréchées pendues en trophées, nos sinistres alarmes devenues de joyeuses réunions, nos marches terribles de charmants airs de danse. La guerre au hideux visage a déridé son front et désormais, au lieu de monter des coursiers harnachés pour jeter l' effroi au coeur des ennemis, elle gambade allègrement dans une chambre de dame, au son voluptueux du luth. Mais moi, qui ne suis pas façonné pour les jeux folâtres ni pour faire les yeux doux à un miroir amoureux, moi qui suis grossièrement taillé et qui n'ai pas la majesté de l' amour pour me pavaner devant une nymphe à la coquette démarche.. moi  que la fourbe nature a frustré de belle proportion et de belle apparence, moi difforme, inachevé, envoyé avant mon heure dans ce monde des vivants, tout juste à moitié fait, tellement estropié et laid à voir que les chiens aboient quand je passe en clochant, eh bien, moi, en cette molle et chantante période de paix, je n' ai d' autre plaisir, d' autre passe-temps, que
d' épier mon ombre au soleil et de discourir sur ma difformité. Aussi, puisque je ne saurais être l'amoureux jouissant de ces jours de délices, je suis résolu à être un scélérat et à honnir les joies frivoles de ce temps.

(Acte 1,scène 1)
Traduit de I'anglais par Pierre Messiaen.
Éditions Desclée, 1941



La reine Élisabeth subit dans le désespoir les prédictions de la reine Marguerite

LA RElNE  MARGUERlTE: - (...) Eh bien, où est ton mari à présent ? Où sont tes frères ? Où sont tes deux fils ? Quelles jouissances te reste-t-il ? Qui donc te sollicite, et s' agenouille, et dit : Vive la reine ? Où sont les pairs prosternés qui te flattaient ? Où  sont les foules pressées qui te suivaient ?  Rappelle toi  tout cela, et  vois ce que tu es à présent !... Tu étais heureuse épouse, tu es la plus désolée des veuves .. tu étais joyeuse mère, tu en déplores aujourd'hui même le nom .. tu  étais suppliée, tu es suppliante ..tu étais reine, tu es une misérable couronnée d' ennuis. Tu me méprisais, maintenant  je te méprise ; . tu faisais
peur à tous ,maintenant tu as peur ; tu commandais à tous, maintenant tu n'es obéie de  personne ! Ainsi la roue de la justice a tourné, et t'a laissée en proie au temps, n'ayant plus que le souvenir de ce que tu étais, pour te torturer encore étant ce que tu es ! Tu as usurpé ma place : pourquoi n'usurperais-tu pas aussi une juste part de mes douleurs ? (...) Adieu, femme d'York ! Adieu, reine de mauvaise chance !
LA REINE ÉLISABETH: - 0 toi, experte en malédictions, arrête un peu, et apprends-moi à maudire mes ennemis.

(Acte IV, scène 4)
Traduit de 1'anglais par François- Victor Hugo. Gamier-Flarnmarion, 1964


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Notes


<<L'immoralisme de Richard ne combat ni la religion ni la morale ; il les accepte afin de s'en servir, d'en accroître son crime et sa joie dans le crime ; c'est pourquoi il s'habille d'attitudes dévotes et de citations de l'écriture sainte. "Le péché, la mort, l'enfer et tous les ministres de Satan, déclare Marguerite d'Anjou, ont mis leur marque sur Richard." Richard est au dessus de l'humanité par son goût du crime, par sa  dextérité et sa joie dans le crime, il tient du Mauvais Ange. (...)

<<N'ayant pour lui ni le droit de naissance ni la beauté, il s'imposera par l'astuce et la terreur. L'un après l'autre il renverse tous les obstacles qui lui barrent la route vers le trône. S'il y a un vice où il se complaît, c'est l'hypocrisie ; s'il y a une vertu qu'il méprise, c'est la naïveté. Il envenime la querelle entre Édouard et Clarence de façon à pouvoir faire assassiner Clarence en ayant l'air de le soutenir et en jetant tout l'odieux du meurtre sur Édouard. Il méprise Clarence pour sa naïveté. >>

 Messiaen, Richard 1Il, Desclée, 1941

<<On a dit qu'il n'avait point de conscience, si ce n'est la nuit. Comme Lady Macbeth, c'est lorsque le  sommeille tient, désarmé, que le remords, ou du moins le souvenir de ses crimes, vient le visiter. Mais en même temps, comme il est hardi dans ses desseins, comme il est brave au combat ! Si ce n'était le destin qui le poursuit (...), nous serions tentés de croire qu'il va réussir, sinon de le souhaiter. >>-

Ger
maine Landré, notice sur Richard 1Il
Gamier-F1arnmarion,1964




III) Sonnets

Le poète exprime son double amour malheureux pour un homme et une femme ; il décrit
  avec lucidité et lyrisme la complexité de la passion.

La composition de l'ouvrage - publié en 1609 - ses proportions, la mystérieuse dédicace qui l'ouvre et sa signification intime sont entourées d'une certaine énigme qui a fourni la matière d'une longue et complexe controverse académique. Le double amour évoqué a souvent  donné au recueil un caractère scandaleux.



Les deux visages de l'amour

Le recueil est composé de cent cinquante-quatre sonnets qui constituent le témoignage le plus direct et le plus complexe sur la vie affective de Shakespeare. lls mettent en scène la confrontation tragique de deux expériences : les cent vingt huit premiers sonnets sont adressés à un jeune homme noble et beau, pour lequel le poète éprouve un amour passionné. Ce premier groupe exprime tantôt le bonheur d'un amour partagé, tantôt la peur du temps destructeur, la souffrance du poète devant l'infidélité de l'ami, son dépit de se voir préférer un poète rival ou sa confiance dans le pouvoir d'éternisation de la poésie. Le jeune homme est blond, d'une beauté androgyne, et l'amour que le poète lui porte est idéalisé : il se situe sur le plan de l'esprit. C'est le visage de l' Ange. Suivent les sonnets adressés à la maîtresse qui, elle, prend la figure de la Bête. C'est une brune aux yeux noirs d'une grande liberté de mæurs. Coquette et cruelle, elle trahit le poète avec son ami. Malgré la bassesse d'une telle liaison, le poète reste attaché à sa maîtresse par une passion physique très forte. Il se soumet à l'envoûtement de ses sens et accepte sa déchéance avec dégoût, ces deux attachements étant à la fois antagonistes et complémentaires.

Raffinement de l'art et complexité de la passion

Ces sonnets de type élisabéthain se composent de trois quatrains à rimes alternées et d'un distique à rimes embrassées. Ces méditations à la fois rigoureuses et touffues se présentent comme des raisonnements, destinés à convaincre ou à exposer un problème. Shakespeare reprend les thèmes traditionnels du temps destructeur, de l'immortalisassions par la poésie, de l'absence douloureuse ainsi que l'usage, courant à l'époque, de "conceits", jeux de mots savants et paradoxaux et d'images sophistiquées ; mais il les intègre à un destin personnel. Il ne s'agit pas d'exercices académiques mais de l'expression d'un désordre profond derrière un masque de conventions qui est moins un ornement qu'un moyen d'épurer les émotions humaines et de les rendre universelles.

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Extraits




 Le poète déclare son amour à son ami


Ton aspect d' homme, auquel obéit tout aspect,
Des hommes ravit l' oeil,  des femmes l' âme étonne.
Et c' est femme d' abord que Nature te fit,
Mais en te façonnant s' éprit de son ouvrage,
Et par addition de toi me déconfit,
En t' ajoutant un rien à mes fins sans usage :
Armé pour le plaisir des femmes, fais donc mien
Ton amour, et du fruit de ton amour leur bien.


Il exprime son dépit face à la trahison de son ami avec sa
maîtresse


Qu' elle soit tienne, ami, n' est point tout mon regret ;
Je l' aimais chèrement, pourtant, on le peut dire.
(...)En te laissant l' aimer par amour pour moi-même.
Je l' aime et, te perdant, te perds à son profit :
Si je la perds, c' est toi, mon ami, qui la trouves.
En se trouvant tous deux, tous deux me sont ravis
Et pour l' amour de moi de cette croix m' éprouvent.
Mais bonheur ! mon ami n' est qu' un avec moi-même :
o douce illusion ! c' est donc moi seul qu' elle aime.


Le poète évoque le pouvoir destructeur du temps


Lorsque je vois du Temps la dure main défaire
D' un riche âge passé l' orgueil enseveli ;
Lorsque je vois raser des tours jadis altières,
Et l' airain immortel à la mort asservi ;
(. . .) Lorsque je vois ainsi fortunes échangées
Ou fortunes déchoir pour s' abÎmer un jour,
La ruine me fait ruminer la pensée
Que le Temps doit venir m' arracher mon amour,
Et ce m' est comme mort, et je n' ai de pouvoir
Que de craindre ta perte, et pleurer de t' avo
ir.

 

Il dénonce son attachement à sa maîtresse indigne


De quel pouvoir tiens-tu cette puissance extrême
De gouverner mon coeur même par tes défauts,
Qui me fait démentir l' aveu de mes yeux même,
Et jurer que soleil ne rend le jour plus beau ?
(...) Bien que j' aime chez toi ce que d' autres abhorrent,
Tu ne dois pour autant avec eux m' abhorrer :
Si ton indignité fit naître amour en moi,
D' autant plus digne suis, lors, d' être aimé de toi.


Traduit par Jean Fuzier, Éditions Jean Fuzier, Collection U2 Colin, 1970

 

 

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Notes



"L'auteur des Sonnets est - à travers ses fictions - le centre d 'un triple conflit, avec lui-même, avec  l'amant, et avec la maîtresse. L'ensemble des Sonnets lui paraît dès lors comme le drame érotique par excellence, où le poète est identifié à la nature avec ses ambiguïtés et tous ses sens possibles ; où l'aimé couvert de beauté est Éros (sur soi-même incliné) ; où la femme sombre est traitée comme déchéance de la nature. >>

 Pierre Jean Jouve,  Mercure de France, 1969


Jean Fuzier décrit en ces termes les liens entre expérience personnelle et création poétique dans les Sonnets : " Ils sont, en quelque sorte, la cristallisation ou la stylisation d'une réaction fugitive de sa sensibilité. Chaque sonnet de la séquence, état d'âme monté en épingle, dépouillé de toute infrastructure
factuelle, est délibérément coupé du courant de conscience dont il a jailli, comme du contexte  anecdotique
dans lequel il s'insère : et ce dépouillement a pour conséquence paradoxale que, privés de leur  échafaudage narratif, les états d'âme se recomposent autour de grands thèmes souvent conventionnels, et se déploient sur l'architecture la plus factice qui soit, et la plus traditionnelle. Aussi la part de l' expérience personnelle dans la création poétique des Sonnets a-t-elle été très diversement appréciée selon les époques et les critiques. >>

Jean Fuzier, éditions Fuzier, Collection U2 Colin, 1970

 

 

IV) La Tempête


La  distinction entre tragédie et comédie chez Shakespeare, tient à deux visions opposées du monde. D'un côté, un monde déchiré, chaotique, celui de l'irréconciabilité du héros avec la mort ; de l'autre, un monde ordonné et harmonieux, où la mort est pleinement acceptée comme le destin de chaque homme.



 

Un duc en exil sur une île déserte, soucieux de finir sa vie en paix, use de sortilèges pour y faire venir ses ennemis. Après les avoir mis à l'épreuve, il se réconcilie définitivement avec eux.


Une comédie de la réconciliation

Shakespeare a toujours été en conflit avec le monde. Ses terribles tragédies, notamment, ont servi à exprimer ce profond malaise. En 1611, pourtant (cinq ans avant sa mort), il décide de quitter le théâtre  dans la sérénité. C'est "La Tempête" qui scelle cet dieu aux planches, et c'est pourquoi beaucoup voient dans cette comédie de la réconciliation, le véritable testament du grand dramaturge anglais.

L'histoire d'un pardon

Prospero, duc légitime de Milan, s'est vu usurper son trône par son frère Antonio, avec l'aide du roi de Naples, Alonso. Réfugié sur une île avec sa fille Miranda, il a appris à commander aux éléments naturels, et il est devenu le maître de son nouvel univers. Grâce aux fidèles services de l'esprit Ariel, il est en mesure de réaliser un curieux stratagème, alors que le navire de ses ennemis vient de passer par hasard au large de son île :  il ordonne à Ariel  de provoquer une tempête, qui fait échouer le bateau sur la côte, puis il disperse les occupants en trois groupes. Le premier est seulement composé de Ferdinand, le fils du roi de Naples ; le second comprend Antonio, Alonso et toute une suite de nobles ; le troisième groupe enfin, parodie des deux autres, est formé d'un bouffon et d'un ivrogne aux prises avec Caliban, un indigène bestial.
Prospero, qui cherche la paix intérieur, veut se réconcilier avec ses ennemis. Pour cela, il soumet chaque groupe à des épreuves particulières : Ferdinand, qui a rencontré Miranda et en tombé amoureux, doit exécuter des tâches humiliantes pour éprouver son amour ; Alonso et Antonio, poursuivis par des spectres, se jettent dans le repentir ; quant au trio ridicule, qui projetait d'attaquer Prospero, il est mis en fuite par une meute de chiens. Tous sont finalement réunis devant Prospero, qui accorde son pardon à chacun, scellant cette réconciliation par le mariage de Ferdinand et de Miranda.

Extraits :


CALIBAN

Elle est à moi par Sycorax ma mère, cette île
Que vous me prenez. Quand vous êtes d'abord venu
Vous m'avez caressé,faisant grand cas de moi .. vous me donniez
De l'eau où vous mettiez des baies et vous m' enseigniez
A nommer la grande lumière et la plus petite
Qui brûlent le jour et la nuit.. alors je vous ai aimé
Et je vous ai montré toutes les vertus de l'île.
Les sources douces,les salines,les lieux arides et fertiles.
Que je sois maudit d'avoir ainsi fait ! Que tous les sortilèges
De Sycorax, que crapauds, escarbots, chauves-souris se posent sur vous !
Car je suis tous les sujets que vous ayez,
Moi qui fus jadis mon propre roi .. et vous me tenez ici à la bauge
Dans ce dur rocher, m' écartant cependant
Du reste de l'île.

PROSPERO

Esclave plein de mensonge,
Sensible aux coups de fouet, mais non à la bonté ! Je t' ai traité,
Ordure que tu es, avec humanité et je t' ai logé
Dans ma propre cellule jusqu' au jour où tu as tenté de violer
L' honneur de mon enfant.

CALIBAN

Haha ! Haha ! Si j' avais pu réussir !
Tu m' as empêché ; sans cela.j' aurais peuplé
Cette île de Calibans.

  ***

ANTONIO


Où est le capitaine, maître ?

LE MAITRE

Vous ne l'entendez pas ? Vous nous gâtez le travail : tenez vous
dans vos cabines, vous ne faites qu' aider à la tempête.

GONZALO

Voyons, mon brave, du calme!

LE MAITRE

Quand la mer en aura. Hors d'ici. Que fait à ces hurleurs le
nom de roi ? A vos cabines ! Silence ! Ne nous gênez pas !


GONZALO

Bonhomme, rappelez-vous pourtant qui vous avez à bord.

LE MAITRE

Nul que j' aime mieux que moi-même. Vous êtes du Conseil ; si vous pouvez commander
à ces éléments le silence et nous donner une présente paix, nous ne toucherons plus
à un cordage ; usez de votre autorité ; si vous ne le pouvez, rendez grâce d' avoir vécu
si longtemps,  et préparez-vous dans votre cabine au mauvais moment s'il doit venir.



La source essentielle de "La Tempête" est à chercher dans les détails recueillis sur le naufrage de sir George Somers aux Bermudes (25 juin 1609) ; séparé de sa flotille par un coup de vent, son navire aborda seul aux  îles Bermudes, miraculeusement indemne et sans qu'un membre d'équipage soit porté manquant.

Notes

"En les lisant (les æuvres de Shakespeare), on se croit placé devant les volumes ouverts du destin, jouets d'un souffle orageux agités par les terribles tempêtes de la vie qui en bouleversent sans cesse les feuilllets. Tous les pressentiments que j'aie jamais eus sur le genre humain et ses destinées et qui, dès ma jeunesse, m'accompagnèrent inaperçus, je les trouve exprimés et développés dans Shakespeare."
Goethe

"Caliban sert le peuple. Voyez-le agir et jugez-le. Comme le peuple, il adore tout ce qui flatte les sens, il se prosterne devant un matelot qui lui fait boire du vin, il admire le courage brutal de Stefano, il déteste le maître qui le gouverne justement."
Kreyssig

"La Tempête couronne la carrière du poète. Arrivé là, Shakespeare dit adieu au monde ; comme son héros, il brise sa baguette magique, et, jeune encore, mais plein de modération, il se réfugie dans la solitude de Stratford-sur-Avon, afin de s'y recueillir quelques années et de se préparer à la lutte suprême."
A. Mézières

"La Tempête est classée parmi les comédies. On voit bien pourquoi ; mais on voit aussi quelle part restreinte elle fait au comique. (...) C'est le climat souriant d'illusions et de mirages qui est le véritable climat de la comédie shakespearienne."
J. J.Mayoux

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7 octobre 2009 3 07 /10 /octobre /2009 10:07


1623 - 1662



Au milieu du XVII ème, l'abbaye de Port Royal des Champs
,
dans la vallée de Chevreuse était  placée sour la direction de Mère Agnes. Port Royal devint rapidement le haut lieu du jansénisme en accueillant des "solitaires", dont Antoine Arnauld et PASCAL. Sous l'influence des
jésuites,  l'abbaye fut persécutée à partir de 1656, et en 1710, le roi la fit raser.





Pascal est né le 19 juin 1623 à Clermont-Ferrand, où son père était Président à la Cour des Aides.  La mort de sa mère, en 1626, met un terme à l'évolution du groupe familial : le jeune Blaise va se former sous  la direction immédiate de son père, Étienne, grand magistrat et mathématicien connu, et au contact de ses deux soeurs : Gilberte, son aînée de trois ans, et Jacqueline, née en 1625. En 1631, les Pascal s'installent  à Paris.

Étienne Pascal a refusé que son fils mette le pied dans un collège. Il a assumé lui-même sa formation. Jusqu'à douze ans, l'enfant fut provoqué à réfléchir sur les événements de la vie quotidienne, point  de  départ des leçons. Le programme paternel prévoyait l'apprentissage du latin et du grec à partir de douze ans, et - couronnement de l'édifice - celui des mathématiques à partir de quinze ans. " La principale maxime dans cette éducation, écrit Gilberte dans l'admirable "Vie" de son frère, était de tenir cet enfant au-dessus de son ouvrage", c'est-à-dire d'attendre que l'élève eût l'âge suffisant pour assimiler les diverses connaissances. Mais ces prévisions furent déjouées par l'étonnante précocité de l 'enfant : voyant sans cesse son père en compagnie de savants, Blaise, doté d'une vive curiosité, décida de s'initier en cachette à ces mystérieuses mathématiques.  Muni de renseignements rudimentaires, il se serait donné un certain nombre de définitions et d'axiomes de géométrie et aurait été surpris par son père au moment où il tentait de démontrer la trente-deuxième proposition d'Euclide, c'est-à-dire le théorème selon lequel " la somme des angles d'un triangle est égale à deux angles droits" . Guidé désormais par son père, Blaise accomplit de rapides progrès dans les sciences et, à seize ans, rédigea un "Essai sur les coniques" qui suscita  un  concert d'éloges.

Au cours de sa formation, Pascal apprit aussi le latin, le grec, et sans doute l'italien "langue de culture, à cette époque". Il s'initia à la théologie, par l'étude de la Bible, des Pères, des Conciles. Il fréquentait les cercles scientifiques, l'aristocratie, les salons bourgeois, et approchait la Cour.

En 1640, Étienne Pascal est nommé Commissaire pour l'impôt en Normandie. La famille s'installe à Rouen. C'est là que, pour faciliter la comptabilité, Blaise invente la  " machine arithmétique", ancêtre de nos machines à calculer (1642-1644). A vingt ans il connaît déjà la gloire. Peu après, en 1646, à  la suite d'un accident, Étienne Pascal est soigné par deux gentilshommes acquis aux idées religieuses d'un grand écrivain spirituel du temps, Saint-Cyran. Peu à peu, toute la famille "se convertit", c'est-à-dire se voue à une vie chrétienne plus intense. Blaise entraîne son père et ses soeurs ; tous se mettent à lire Saint-Cyran et bientôt les oeuvres  d'un ami de celui-ci, Jansen, évêque d'Ypres (le fameux Jansénius, qui avait publié en 1640 une magistrale étude  sur la pensée de saint Augustin, l' Augustinus). Ils découvrent "La Fréquente communion" (1643) d'Antoine Arnauld... Toutes ces lectures les conduisent à s'intéresser à un monastère lui-même tout nourri d'augustinisme cyranien, Port-Royal, où bientôt Jacqueline entrera  comme  religieuse  (1652). 

  
                                            JANSENIUS                        


Cette conversion n'a nullement détourné Pascal des sciences. En 1647 et 1648, il renouvelle et complète les expériences de Torricelli, ce qui lui permet d'affirmer l'existence du vide et de la pression atmosphérique. Mais peu après, une maladie mal identifiée (maux de tête et d'estomac, paralysie des jambes) affecte le jeune savant. Les médecins lui interdisent pour un temps tout effort d'esprit. Il s'établit  alors à Paris. Bientôt seul, puisque son père meurt en 1651, que Jacqueline a pris le voile à Port-Royal et que Gilberte, mariée à Florin Périer, vit à Clermont, Pascal brille dans le monde, se lie au chevalier de Méré, grand joueur, grâce auquel il va jeter les bases du calcul des probabilités. Sa santé s'est améliorée, il travaille dans toutes sortes de directions, prend une part importante à la découverte du calcul infinitésimal et à celle de l'analyse combinatoire. Ce sont ces années de fièvre scientifique, de goût de la gloire, de hautes fréquentations que l'on a appelée "période mondaine" de Pascal.

La période mondaine
16SI-1654

Pascal, épuisé par le surmenage, se tourna de plus en plus vers le "divertissement " de la vie mondaine. Il fréquentait le salon aristocratique de Mme D'AIGUILLON, nièce de Richelieu, et probablement celui de Mme DE SABLÉ.

I. LES <<HONNETES GENS >>. Il se lia surtout avec le jeune duc de ROANNEZ, le chevalier de MÉRÉ et MITON. C'étaient des esprits brillants et cultivés dont la finesse et la connaissance du monde ont enrichi l'expérience de Pascal. Le chevalier de Méré surtout, auteur d'un Discours de la vraie honnêteté, avait une sorte de religion de l'<<honnêteté>>, qu'il définissait comme l'art d'<<exceller en tout ce qui regarde les agréments et les bienséances de la vie >>. Cet art relève beaucoup plus de l'instinct que de la raison. Il consiste à savoir s'accommoder aux autres tout en restant naturel. <<Il faut, dit-il, observer tout ce qui se passe dans le oeuur et l'esprit des personnes qu'on entretient et s'accoutumer de bonne heure à connaître les sentiments et les pensées par des signes presque imperceptibles... Il faut avoir l'esprit bien pénétrant pour découvrir la manière la plus conforme aux gens qu'on fréquente. >> PASCAL ne pouvait que s'affiner et apprendre <<l'art de plaire >>, en cette compagnie. Il eut l'impression de découvrir un monde nouveau, étranger à son esprit mathématique, un monde où le bon sens et l'intuition sont des moyens de connaissance plus efficaces que le raisonnement géométrique.


Statue de Pascal sous la Tour Saint-Jacques
 à Paris où il aurait répété ses expériences
du Puy-de-Dome sur la pression atmosphérique
et la pesanteur de l'air.


Ces <<honnêtes gens >> étaient, en matière de religion, des "indifférents"  et peut-être même des "libertins". Lorsqu'il méditera son Apologie, Pascal songera à ce milieu dont la philosophie, si différente du christianisme, visait essentiellement à réaliser une forme de bonheur terrestre par l'adaptation de l'individu à un idéal mondain.

II. ACTIVITÉS DU COEUR ET DE L'ESPRIT.
Au contact de ces mondains, Pascal semble avoir perdu de sa ferveur religieuse. La conversation tendait à la connaissance de l'homme, de son esprit et de son coeur : on cherchait des leçons de morale chez le stoïcien EPICTÈTE* et surtout chez MONTAIGNE, dont l'auteur des Pensées s'inspirera si souvent. PASCAL menait assez grand train ; certains prétendent même qu'il fut amoureux et songea à se marier. On lui attribue le Discours sur les Passions de l'Amour (vers 1652). A la même époque, il perfectionne la machine arithmétique, dont il envoie un exemplaire, accompagné d'une lettre fort remarquable, à la reine CHRlSTINE DE SUÈDE. En 1653-1654, il résout, à la demande de Méré, le <<problème des partis >> : répartition équitable des enjeux, selon les chances de gain, quand, au jeu, une partie est interrompue.

philosophe  de l’école stoïcienne.


III) LES DERNIÈRES ANNÉES (1658-1662).
 
La reprise des persécutions contre Port-Royal, l'expulsion des religieuses en 1661, l'affaire du <<formulaire>> papal condamnant l'Augustinus*, que la plupart des religieuses se résignèrent à signer, trouvèrent en Pascal le  plus intransigeant des jansénistes. Il  entra en querelle avec ARNAULD et NICOLE, partisans de la soumission. Ces discussions l'épuisaient ; son mal s'aggrava. Il vécut ses quatre dernières années dans des souffrances ininterrompues. Néanmoins il s'attachait à réaliser son idéal de vie chrétienne ; il respectait scrupuleusement sa religion, mortifiait ses sens, pratiquait le pardon des injures. Le 29 juin 1662, il se faisait porter chez sa soeur pour laisser sa maison à un enfant malade, disant qu' <<il y avait moins de danger pour lui que pour cet enfant à être transporté >>. Sur son lit de mort, il se reprochait de n'avoir pas assez fait pour les pauvres et demandait d'être transféré aux incurables pour y mourir  <<en la compagnie des pauvres >>. Il s'éteignit à 39 ans, le 19 août 1662.

*
L'Augustinus est un ouvrage théologique écrit par Cornelius Jansen, également connu sous son nom latin de Jansenius.



LES PENSEES


La révélation du jansénisme

C'est en 1646, à l'âge de vingt-deux ans, que Pascal découvre le jansénisme. Cette religion austère et exigeante bouleverse son destin. Alors que l'ampleur de son génie mathématique semblait devoir faire de lui un des plus grands savants de l'humanité, il devient, pour servir la cause de sa foi,  un des tout premiers noms de la littérature française. Le jansénisme, en somme, fit triompher l'esprit de finesse sur l'esprit de géométrie... Pascal, en effet, consacre dès lors toutes ses forces à la défense de son ordre, très violemment attaqué au XVIIe siècle par les jésuites, puis par la papauté elle-même (en  1713, le jansénisme est condamné). Les Provinciales*, publiées de 1656 à 1657, sont ainsi un brillant outil polémique visant à discréditer les jésuites. Mais le grand projet pascalien restait la rédaction d'une "Apologie du christianisme","les Pensées", dont la force provient justement, disent certains, de leur caractère inachevé, qui ne vit jamais le jour : la maladie emporta prématurément son auteur à l'âge de trente-neuf ans. Ce qui nous reste du projet, ce sont quelques notes.

*
Les Provinciales, ou Lettres écrites par Louis de Montalte à un Provincial de ses amis et aux R.R. Pères Jésuites, constituent une série de dix-huit lettres écrites par Pascal sous un pseudonyme, Louis de Montalte. Elles sont une défense d’Antoine Arnauld, janséniste ami de Pascal, qui fut condamné en  1656 par la Sorbonne pour des opinions considérées comme hérétiques. La première lettre est datée du  23 janvier 1656 et la dix-huitième du  24 mars 1657. Une dix-neuvième lettre dont on n’a qu’une ébauche est fréquemment incluse avec les autres.


Le Dieu caché


Les circonstances de rédaction de ces "Pensées"  sont inséparables de leur esprit. Ce que nous possédons, ce sont  de simples notes de travail, jetées sur des feuilles éparses  : chercher à reconstituer un ordre est donc chimérique. Pourtant,  quelques lignes générales peuvent être distinguées : l'énigme de la nature humaine, sa misère et sa grandeur, le christianisme comme explication de cette énigme, les preuves de la religion chrétienne et l'expérience de la foi. Mais surtout, un même élan, un même esprit confèrent à ces fragments une unité de sens : "Le malheur de l'homme", dit Pascal, "est d'avoir juste assez de grandeur pour ressentir sa misère, son néant, sa  solitude. Je suis assez grand pour désirer Dieu, pas assez pour  le voir, pour l'approcher. Mon destin est de connaître Dieu "en creux", par la contemplation de son absence." Le Dieu de Pascal est un Dieu caché.





EXTRAITS :


L'homme devant le mystère de sa destinée

En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme, en regardant tout l'univers muet, et l'homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j' entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s' éveillerait sans connaître où il est, et sans moyen d' en sortir. Et sur cela j' admire comment on n' entre point en désespoir d' un si misérable état. Je vois d' autres personnes auprès de moi, d' une semblable nature : je leur demande s' ils sont mieux instruits que moi .. ils me disent que non. Et sur cela, ces misérahles égarés, ayant regardé autour  d'eux,  et ayant vu quelques objets plaisants, s'y sont donnés et s'y sont attachés. Pour moi, je n'ai pu  y prendre d'attache, et, considérant combien il y a plus d'apparence qu' il y autre chose que ce que je vois, j' ai recherché si ce Dieu n'aurait point laissé quelque marque de soi.

        
Misère et grandeur de l'homme

Car, enfin, qu' est-ce que l'homme dans la nature ? Un néant à l' égard de l' infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien du tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable, également incapable de
voir le néant d'où il est tiré, et l' infini où il est englouti.


Le Pari

Examinons donc ce point, et disons : Dieu est, ou il n'est pas. Mais de quel côté pencherons-nous ? (...) La raison n'y peut rien déterminer : il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu, à l'extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez-vous ? Par raison, vous ne pouvez faire ni l'un ni l' autre ; par raison, vous ne pouvez défendre nul des deux.

 Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un  choix ;  car vous n'en savez rien. - Non,  mais je les blâmerai d'
avoir fait, non ce choix, mais un choix ; car, encore que celui qui prend croix et l' autre soient en pareille faute, ils sont tous deux en faute : le juste est de ne point parier.
- Oui ; mais il faut parier (...). Lequel prendrez-vous donc ? Voyons. Puisqu' il faut choisir, voyons ce qui vous intéresse le moins. Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager : votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude ; et votre nature a deux choses à fuir : l'erreur et la misère.
Votre raison n' est pas plus blessée en choisissant l'un que l' autre, puisqu'il faut nécessairement
choisir. Voilà un point vidé. Mais votre béatitude ? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas : si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu' il est, sans hésiter.


Notes

"Pascal plaira toujours aux esprits libres, par une manière de croire et de ne pas croire : "il ne faut pas dire au peuple que les lois ne sont pas justes." Mais enfin il l'a dit, puisqu'il a dit qu'il ne fallait pas le dire."

Alain

"On a beaucoup épilogué sur l"'angoisse" et "l'abîme'' de Pascal. Iy  a certainement en lui le sentiment profond de la solitude et du vide universels. Ce sentiment n'a probablement rien de physique ou de  athologique (l'explication enfantine et savante !). Il y a en lui le vertige d'une intelligence trop vaste et trop lucide devant l'insondable univers, et inévitablement le tourment de Dieu. Aventure trop humaine."

Fernand Perdriel

"La foi de Pascal ressemble terriblement à un lent suicide de la raison, d'une raison coriace, acharnée à vivre, pareille à un ver qu'on ne peut tuer en un instant ni d'un seul coup. La foi chrétienne, dans son principe, est sacrifice de l' esprit, de toute sa liberté, de tout son orgueil, de toute sa confiance en soi ; par surcroît, elle est asservissement, risée et mutilation de soi."

Nietzsche

"Sans la foi chrétienne, pensait  Pascal, vous serez pour vous-même, comme la nature et l'histoire, un monstre et un chaos : nous avons réalisé cette prophétie."

Nietzsche

"Qu'a-t-on parlé du génie tremblant et terrifié de Pascal ? Car quel homme a mieux connu le paisible amour ?
François Mauriac

"Pascal, c'est le plus grand des Français ..."

Julien Green
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29 septembre 2009 2 29 /09 /septembre /2009 13:33

1596 - 1650

Une vie



"Quod vitae sectabor iter ?"  "Quel chemin suivrai-je en cette vie ?" .Tel était le vers du poète latin Ausone* que Descartes vit en l'un de ses rêves prémonitoires du 10 novembre 1619 et qu'il faut rappeler : en effet, plus qu'une simple idéologie, l'oeuvre de Descartes offre un itinéraire spirituel.
* http://fr.wikipedia.org/wiki/Ausone
     
René Descartes naquit le 31 mars 1596 à La Haye, en Touraine. Fils d'un conseiller au Parlement de Bretagne, il fit des études classiques chez les Jésuites de la Flèche. Licencié en droit à Poitiers (1616), il décide d'étudier dans "le livre du monde".

1."LE GRAND LIVRE DU MONDE" (1616-1629).

 

Officier en Hollande sous Maurice de NASSAU, il trouve le temps d'écrire un Traité de Musique  où il explique la musique par un calcul de proportions (1618).  Au  service du duc de Bavière, en Allemagne, à l'entrée de l'hiver 1619, il reste tout le jour dans un "poêle"  (chambre chauffée par un poêle), à "s'entretenir de ses pensées" : le 10 novembre 1619, il y aurait découvert, dans l'enthousiasme, l'idée d'une méthode universelle pour la recherche de la vérité, et fait le voeu d'un pèlerinage à Notre-Dame-de-Lorette. Il poursuit ses voyages, non sans aventures, à travers l' Allemagne et la Hollande, retourne en France, repart pour la Suisse et l'ltalie, visite Venise, s'acquitte de son pèlerinage 1620-1625. De retour en France, il séjourne à Paris (1625-1629), se mêle à la vie mondaine, lit des romans, se bat en duel. En novembre 1628, chez le nonce du pape, il émerveille l'auditoire par sa doctrine, et le cardinal de BÉRULLE  lui fait un devoir de conscience de s'appliquer à réformer la philosophie.

2. RETRAITE PHILOSOPHIQUE EN HOLLANDE (1629-1649).

 

Pendant 20 ans il vivra en Hollande pour y travailler en pleine liberté. Il y compose un Traité de Métaphysique, puis une Physique (Traité de la lumière) ; mais la condamnation de GALILÉE par l'Inquisition lui fait ajourner la publication de ces ouvrages qui reposaient sur l'idée du mouvement de la terre (1633). En 1637, il publie le "Discours de la Méthode", préface à trois traités scientifiques : la Dioptrique, les Météores, la Géométrie. En 1641, il expose sa métaphysique, en latin, dans ses Méditations sur la philosophie première. Le succès de sa philosophie qui ébranle l'autorité d'Aristote lui crée des ennuis avec les universités d'Utrecht et de Leyde : il est accusé de blasphème et même d'athéisme. Il complète néanmoins sa doctrine par les Principes de la Philosophie, en latin (1644). Sa réputation lui vaut une vaste correspondance avec l'Europe savante, et son intermédiaire en France est son condisciple  le P. MERSENNE  "résident de M. Descartes à Paris". Sa correspondante préférée, la princesse ÉLISABETH, fille du roi de Bohême détrôné, le consulte sur les problèmes scientifiques, mais aussi sur ses préoccupations morales. Ces réflexions sur la morale ont inspiré à DESCARTES le Traité des Passions de l'âme (1649).

3. DESCARTES EN SUÈDE (1649-1650).

 

Invité par la reine CHRISTINE, il gagne Stockholm (sept. 1649). Mais il supporte mal le climat : les entretiens philosophiques avec la reine ont lieu à 5 heures du matin ! Il prend froid et meurt le 11 février 1650. Ses restes furent ramenés en France en 1667, sans les honneurs qu'il méritait : le cartésianisme était déjà suspect. Le héros finit sa trajectoire dans cette atmosphère d'exil glacial propre à la légende et qui laisse sans réponse l'interrogation qui ouvrit sa carrière :" Quod vitae sectabor iter ? ".

Des éléments biographiques importants sont éparpillés dans son oeuvre car Descartes est le philosophe qui dit "je" : le Discours de la méthode est ainsi plein d'une véritable biographie, où les événements de la vie intellectuelle sont explicitement situés dans une vie qui, par la cohérence inhérente à tout vécu, est le véritable fil organisateur de ce texte.

Un événement qui touche au merveilleux doit être relaté : c'est le 10 novembre 1619, alors qu'il était bloqué près d'Ulm en ses quartiers d'hiver, que Descartes eut trois songes successifs au cours desquels il eut la révélation des "fondements d'une science admirable", dont les principes devaient être à la fois simples, peu nombreux et sur le modèle des mathématiques. L'unité des différentes sciences est au coeur de cette révélation : le champ de la connaissance apparaît au jeune homme comme un espace homogène, perméable au questionnement humain, pourvu que l'homme sache respecter l'ordre selon lequel il faut l'interroger. Il est alors plein d'une espérance dont on trouve l'écho dans sa correspondance comme dans certains passages du Discours. Il se lance dans la "réduction aux mathématiques", de l'univers dont tous les aspects sont étudiés : la lumière, la physiologie, les astres, la mécanique des engins, les phénomènes naturels, tout devient gibier de connaissance, et il semble que rien ne puisse résister à cette intelligence impérieuse.

Sa vie errante prend fin en 1629, lorsqu'il s'installe en Hollande : "parmi la foule d'un grand peuple fort actif [...] j'ai pu vivre aussi solitaire et retiré que dans les déserts les plus écartés", écrit-il à la fin de la II ème partie du Discours. Là, en effet, il élabore sa métaphysique, poursuit une correspondance active avec une grande partie de l'intelligentsia européenne et surtout il peut mener à leur terme ses études en anatomie - il habite à Amsterdam tout près des abattoirs où il se procure des organes en vue de dissection.

Cette première partie de la vie de Descartes est toute dominée par un projet prométhéen : la plus haute branche, dans l'arbre de la science, est alors pour lui la médecine. Il a explicitement en vue de reculer les limites de la mort (1), en appliquant à l'étude de la vie les méthodes qui lui ont tant apporté en mathématiques. S'il s' isole en Hollande, ce n'est pas seulement par souci de son repos loin des ennuyeux : en fait, alchimiste des temps modernes, il philosophe à la vie à la mort, en un corps-à-corps pathétique d'où il espère sortir vainqueur afin de mener l'humanité à son destin, qui est de "devenir maître et possesseur de l'univers " comme il le dit à la fin du Discours. C'est pourquoi l'exemple qu'il choisit de développer largement dans ce texte pour illustrer sa méthode scientifique est celui du système circulatoire, la fonction du coeur et le mouvement du sang.

1) j'espère vivre plus de cent ans, écrit-il à Huygens


Cette époque est celle de l'imaginaire en liberté : il explique pourquoi le sang est rouge, la mer salée et comment fonctionne la mémoire. Lorsque les faits lui manquent, il va jusqu'à imaginer comment les choses se passeraient, si Dieu reprenait sa création.

Puis l'horizon va s'obscurcir : l'alchimiste éprouve la vanité de ses explications anatomiques appliquées à des soins concrets. Ennemi de la controverse, il est au coeur d'un immense conflit d'idées qui, lui semble-t-il, le menace jusque dans sa sécurité physique. Il développe alors la métaphysique seulement ébauchée dans le Discours, entreprend de rédiger sous une forme didactique l'ensemble de sa philosophie : ce sont les "Méditations métaphysiques et les Principes". En fait, la plus haute branche de l'arbre de la science est devenue la morale, comme il l'avoue à l'un de ses correspondants, en 1646 : "De façon qu'au lieu de trouver les moyens de conserver la vie, j'en ai trouvé un autre, bien plus aisé et plus sûr, qui est de ne pas craindre la mort... ".

La fin de sa vie n'est plus consacrée qu'à cette réflexion morale renouvelée du stoicisme qu'il synthétise dans "le Traité des passions". Cependant, il faut noter que sa pensée sur ces questions reste dans le droit fil de ses thèses mécanistes. Ainsi, malgré les illusions perdues, une même intuition essentielle gouverne toute son approche de l'univers, et c'est la même vigueur volontariste qui anime le créateur poète des Météores et le "généreux" du Traité des passions.




Le Discours de la Méthode

"Le Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences" (1637) est la première grande oeuvre philosophique et scientifique en français : DESCARTES veut être accessible à  " ceux qui ne se servent que de leur raison naturelle toute pure".

La fin d'un monde

Au début du XVII ème siècle, la révolution galiléenne bat son plein : la vision classique du monde est bouleversée, au rythme des découvertes scientifiques incessantes. Il devient urgent pour la philosophie de donner sens à ces transformations, c'est-à-dire d'élaborer un système de pensée cohérent, intégrant les nouvelles données scientifiques. Plus fondamentalement, il s'agit de sauver l'homme nouveau de la tentation de scepticisme qui le guette, depuis que ses anciennes  certitudes théologiques sont battues en brèche par la science. La recherche d'une source d'évidences autre que la foi religieuse est ce qui guide Descartes dans la rédaction de son Discours (1637).

A la recherche d'un fondement inébranlable

Descartes
a vingt-trois ans lorsqu'il décide de ne plus  porter crédit à l'enseignement de ses maîtres. Non qu'il soit sceptique ou cynique : au contraire, c'est la soif de certitudes, dans ce monde de l'équivoque, qui le dirige. Non pas davantage que la sagesse de ses maîtres soit toujours fausse : il est même hautement probable qu'elle soit souvent très vraie.. Mais il n'y a, dans tout cela, pas la moindre certitude. Tout le savoir n'est fondé que sur l'exemple et la coutume, c'est-à-dire sur du sable mouvant. Il  s'agit donc moins, dans le projet de Descartes,
de remplacer les vieilles idées par des idées  neuves, que de substituer aux vieux fondements du savoir un fondement nouveau.


Ce fondement, Descartes le découvre dans sa célèbre formule : "Je pense, donc je suis". Si je pousse en effet jusqu'à son terme l'expérience du doute de toutes mes opinions, je me heurte à un élément indubitable : le fait que je doute, c'est-à-dire, que j'existe. Le nouveau fondement de toute connaissance sera ce Je, qui existe en tant que chose pensante. A partir de cette certitude première de sa propre existence, Descartes élabore sa fameuse méthode, constituée de quatre règles simples :

- RÈGLES POUR LA DIRECTION  DE L'ESPRIT

1. Dans sa première règle, Descartes insiste sur la nécessite qu'il y a à se garder de la précipitation : il ne faut admettre pour vrai que ce qui a le caractère de l'évidence, c'est-à-dire ce qui se présente selon des idées claires et distinctes, de telle sorte que le doute devient impossible. On peut évidemment s'interroger sur la nature de ce qui peut fonder à son tour l' évidence : cavalièrement, Descartes ici s' abstient, non seulement parce que derrière l' évidence il y a le Dieu vérace, mais aussi parce que la vérité se confond essentiellement pour lui avec le sentiment de l' évidence, chez le sujet attentif et méthodique.

2. La deuxième règle, dite règle d'analyse, prescrit la division de la question étudiée en autant de parties
qu'il sera possible de discerner.

3. La troisième, dite règle de synthèse. propose de remonter des natures simples aux natures complexes, selon un ordre que Descartes  précisera être celui des mathématiques, celui de la déduction.

4. Enfin, la quatrième, dite du dénombrement, impose que les opérations d'analyse et de synthèse soient complètes, afin d'être sûr que l'on n'a oubliè aucune partie du problème ètudiè, et que l'on n'a omis aucun moment de la déduction.

 Le "Je pense", guidé par cette méthode, distinguera opinions justes et opinions fausses avec un discernement tel que ces quatre règles restent, aujourd'hui encore,  a la  base même de la recherche scientifique.


Extraits


Comme la multitude des lois fournit souvent des excuses aux vices, en sorte qu'un État est bien mieux réglé lorsque, n'en ayant que fort peu, elles y sont fort étroitement  observées, ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j'aurais assez des quatre suivants,  pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c'est-à-dire d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n'eusseaucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre de mes pensées, en  commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre.

                                                    ***

Mais, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison m'obligerait de l'être en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu'en trois ou quatre maximes dont je veux bien vous faire part.
La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre....
Ma seconde maxime était d'être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m'y serais une fois déterminé que si elles eussent été très assurées...
Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l'ordre du monde, et généralement de m'accoutumer à croire qu'il n'y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées, en sorte qu'après que nous avons fait notre mieux touchant les choses extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content...


Notes

Le "projet" cartésien consiste très exactement à donner à la science physico- mathématique naissante les cadres philosophiques qui lui font défaut." -

 François Mizrachi.

"En premier lieu, quiconque veut vraiment devenir philosophe devra "une fois dans sa vie" se replier sur soi même et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu'ici et tenter de les reconstruire."

Husserl, Méditations cartésiennes.

"Je dois à M. Descartes ou à sa manière de philosopher les sentiments que j'oppose aux siens et la hardiesse de le reprendre"

Malebranche.

"René Descartes est de fait le véritable initiateur de la philosophie moderne, en tant qu'il a pris le penser pour principe. Le penser pour lui-même est ici distinct de la théologie philosophante, qu'il met de côté ; c'est un nouveau sol."

Hegel.

"La progressivité de la méthode, la nécessité de procéder par degrés et de ne jamais sauter un maillon de la chaîne des évidences continuées sont requises, pour que se dégage un ordre fait de liaisons entre choses distinctes, à la place de l'amas confus et indéfiniment grossi des opinions des uns et des autres. La méthode institue une temporalité faite de moments distincts et successivement parcourus, contre la durée commune qui forme, selon l'expression de Bergson, boule de neige. La temporalité de la méthode se spatialise, se
visualise grâce à  l'ordre de cette méthode."

Pierre Guenancia, Descartes.



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21 septembre 2009 1 21 /09 /septembre /2009 08:15


1621 - 1695

La vie provinciale (162I-1695)

De souche bourgeoise et provinciale, Jean de LA FONTAINE est né en 1621 à Château -Thierry : il y sera un jour maître des eaux et forêts, comme son père et son grand-père. Même transplanté à Paris, il reviendra souvent en Champagne, où s'est écoulée la majeure partie de sa jeunesse.


1. UN MÉNAGE DÉSUNI.
Au collège de Château -Thierry, il apprend le latin et peut-être un peu de grec. A vingt ans (1641), il se croit la vocation ecclésiastique ; mais il quitte bientôt la théologie pour le droit et reçoit le titre d'avocat au Parlement. En 1647, il épouse Marie HÉRICART, parente éloignée de Racine. Il  a 26 ans, elle en a 14  et lui apporte une belle dot. Mais leur union ne fut pas heureuse. Mlle de La Fontaine, précieuse de province, grande lectrice de romans, n'avait rien d'une femme d'intérieur. Quant à  La Fontaine, rêveur, distrait, bon vivant, il était trop amateur d'aventures galantes ; il ne parvint même pas à s'intéresser à son fils (né en 1653), qu'il oublia dès qu'il lui eut procuré une situation. Des difficultés d'argent ajoutèrent à la désunion du ménage. En 1658, La Fontaine se fixe à Paris et, progressivement, sans scandale, les deux époux vont s'éloigner l'un de l'autre.

2. LES DÉBUTS POÉTIQUES. Dès 1656, au cercle littéraire des Chevaliers de la Table Ronde, où il  rencontre MAUCROIX, PELLISSON, FURETIÈRE, TALLEMANT DES RÉAUX, La Fontaine admire les odes "héroïques " de MALHERBE et s'inspire des grâces de VOITURE. Il se nourrit de RABELAIS, de MAROT, de BOCCACE, qu'il imitera dans ses Contes ; il a un faible pour les romans précieux. Mais surtout il étudie HOMERE et PLATON, HORACE, VIRGILE et OVIDE. Sa première oeuvre imprimée était une adaptation en vers de
L'Eunuque de Térence (1654). Ainsi, juqu'à l'âge de 37 ans où il se fixe à Paris (1658), La  Fontaine n'est encore qu'un inconnu, " ignorant de son talent et accaparé par tous les agréments et tous les ennuis d'une existence de province " (Giraudoux). Pourtant l'auteur des Contes et des Fables se préparait déjà en lui. Il connaît bien le milieu bourgeois, les petites gens, la vie rustique. Il a le goût de la campagne de la vraie nature que (depuis 1652) sa charge de maître des eaux et forêts - tout
administrative
qu'elle est - l'invite à mieux connaître encore.

Le protégé et l'ami de Fouquet (16S8-1661) Vers 1657, son oncle Jannart le présente au surintendant FOUQUET, rival de Colbert et protecteur des arts. Le poème d'Adonis (1658) lui vaut une pension et lui permet de figurer parmi les protégés du surintendant : Mlle de Scudéry, Scarron, Perrault, Corneille, Molière.

" LE SONGE DE VAUX ". Nouveau Marot, il s'acquitte en poésies de cour, ballades, rondeaux, madrigaux et chansons dédiés à son protecteur et à sa femme " Sylvie". A la demande du surintendant, il entreprend en 1658 "Le Songe de Vaux", description (prose et vers) des merveilles futures, et entrevues " en songe", du château de Vaux-le- Vicomte (près de Melun) que FOUQUET embellissait avec orgueil pour sa petite cour.

La Fable :

Narrative par le récit, dramatique par le dialogue qu'elle institue entre ses personnages, lyrique par le commentaire moral qui la prolonge, la fable offrait pour cette confluence un lieu privilégié. Par le merveilleux, elle rejoint l'épopée : "Hommes, dieux, animaux, tout y fait quelque rôle, / Jupiter même";  de "l'ample comédie à cent actes divers", la scène s'élargit aux dimensions de l'univers ; la nature, la mort, l'amour, la fuite du temps, les douceurs de la solitude et de la retraite y suscitent mainte confidence. Tenant à la fois de la geste animalière et du théâtre en liberté, prétexte aussi à toutes sortes de divagations et de rêveries, la souple formule de l'apologue, telle que La Fontaine la recrée, conduit à cette poésie totale dont l'Épilogue du second recueil, en 1679, propose une si profonde et si moderne définition : autre Orphée, le poète se donne pour fonction de traduire "en langue des dieux / Tout ce que disent sous les cieux / Tant d'êtres empruntant la voix de la nature".  Cette mission repose sur le postulat que "tout parle dans l'univers" : "il n'est rien qui n'ait son langage". Il faudra bien longtemps avant que la poésie française, après le fabuliste, se remette à l'écoute de cette multiple et mystérieuse parole.


D'origine prosaique, le genre de l'apologue ne semblait pas promis à de si hautes destinées. Avant de se répandre dans le monde grec, il paraît avoir pris naissance en Orient. Mais la résonance qu'il rencontre partout prouve suffisamment qu'il appartient au folklore universel et répond aux archétypes de l'imagination fabuleuse. Remontant à l'enfance des peuples, il a, de toute antiquité, comme Platon l'atteste, servi à l'éducation première des enfants : il suffisait, pour le rendre à la poésie, de retrouver, par delà sa sècheresse didactique, sa naiveté et sa fraicheur originelles. De Phèdre, sous le règne d' Auguste et de Tibère, à Marie de France, pendant le Moyen Age, et aux Corrozet, Haudent, Guéroult de la Renaissance, on avait déjà souvent tenté de mettre en vers le fonds ésopique. Mais il fallait la savante simplicité de La Fontaine, sa fausse nonchalance, le plaisir ingénu qu'il prend à se laisser enchanter par toutes les fictions, pour faire jaillir de la fable les sources de poésie qu'elle recèle. Sagement, il laisse à d'autres le mince mérite de l'invention, et préfère puiser dans le fonds collectif dont la tradition se perpétue depuis des temps immémoriaux. Mais il n'emprunte rien sans se l'approprier ni le rendre sien. " Poète des enfants et du peuple", par le matériau dont il se sert, il a pu apparaitre en même temps comme "le poète des philosophes", par la subtile profondeur de son art et de sa pensée. Sa naiveté n'exclut pas la finesse : elle fuit seulement l'affectation. Aussi a-t-il trouvé le difficile secret de plaire à tous, et de parler à tous les ages.  Il compte parmi les quelques auteurs qu'on apprend à goûter toujours davantage avec les années.

Les dernières années et les dernières fables (1689-1695)

 

Une série de fables est publiée en revue entre 1689 et 1692, qui est rassemblée en 1693 avec des inédites et celles de 1685, dans un ultime recueil, notre actuel livre XII, dédié au duc de Bourgogne fils aîné du Grand Dauphin et à ce titre héritier présomptif de la Couronne. Entretemps, La Fontaine tombe gravement malade ; on dispose d’un récit de 1718 du Père Pouget, confesseur de La Fontaine, qui assure d’une conversion de La Fontaine lors de cette maladie et d’un reniement public de ses contes devant une délégation de l’Académie. Néanmoins, cet événement ne figure aucunement sur les registres de l’Académie.

La Fontaine est enterré au cimetière du Père Lachaise depuis le transfert de sa dépouille en  1817, en même temps que celle de Molière.

 

 

LA MORT ET LE BÛCHERON

 

Un pauvre Bûcheron, tout couvert de ramée ,
sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé , marchait à pas pesants,
Et tâchait de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n'en pouvant plus d'effort et de douleur
Il met bas son fagot, il songe à son malheur .
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu'il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine rond ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos
sa femme, ses enfants, les soldats , les impôts,
Le créancier et la corvée
Lui font d'un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort, Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu'il faut faire.
"C'est, dit-il, afin de m'aider
A recharger ce bois ; tu ne tarderas guère".
     Le trépas vient tout guérir,

                                                                  Mais ne bougeons d'où nous sommes
                                                                  Plutôt souffrir que mourir,
                                                               C 'est la devise des hommes.
                            

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20 septembre 2009 7 20 /09 /septembre /2009 13:00


1639 - 1699

Né à La Ferté-Milon en décembre 1639, JEAN RACINE se trouva orphelin dès l'âge de quatre ans. Élevé par sa grand-mère, il eut de bonne heure le spectacle de discussions familiales, passant, dit-il, sa jeunesse "dans une société de gens qui se disaient assez volontiers leurs vérités, et qui ne s'épargnaient guère les uns les autres sur leurs défauts ". De 1649 à 1653, il fut l'élève des Petites Ecoles de Port-Royal. Puis il entra au Collège de  Beauvais, où il poursuivit d'excellentes études latines et grecques.
Il semble avoir avoir été  sensible aux luttes de la Fronde, comparant aux " hommes illustres" de Plutarque  Condé  et les héros ambitieux de son temps. En 1655, âgé de seize ans, il rejoignit à Port-Royal-des-Champs sa grand-mère MARIE DES MOULINS, qui s'y était retirée auprès d'une de ses filles, la mère Agnès de Sainte-Thècle.

Racine à Port-Royal

De 1655 à 1658, il y reçut les leçons de l'helléniste LANCELOT, de NICOLE, d'ANTOINE LE MAITRE, et se prit d'une vive affection pour le médecin M. HAMON. Ces trois années ont eu sur la formation  de  RACINE une influence déterminante.

- LE JANSÉNISME *.  Élevé dans une famille janséniste. L'adolescent ne semble pas s'être passionné pour les luttes doctrinales autour du problème de la grâce ; néanmoins, en disciple fidèle, il prit le parti de ses maîtres contre les jésuites. Même après sa brouille avec les "solitaires" **, il gardera, de cette atmosphère qu'il a respirée à Port-Royal, le sentiment de la faiblesse. de l'homme agité par ses passions et entraîné vers le péché s'il n'est pas secouru par la grâce.

*
courant moral du XVIIe siècle qui a connu son apogée à la fin du siècle et qui consiste à diviser les nantis de la grâce et ceux qui ne l'ont pas, on dit de Phèdre que c'est une « chrétienne à qui la grâce aurait manqué »...


** Les Solitaires sont les hommes qui, au cours du XVIIe siècle, ont choisi de vivre une vie retirée et humble à Port-Royal-des-Champs.


L'HUMANISME. Hellénistes  (étude de la civilisation grecque antique
remarquables, les " solitaires" ont initié le petit Racine  à la Sainte Écriture et aussi aux chefs-d'oeuvre des littératures païennes. A Port-Royal, il lit la Bible, saint Augustin, Virgile et surtout les tragiques grecs. Il apprenait par coeur SOPHOCLE et EURIPIDE ; il les annotait dans les marges, admirant les  plus beaux passages, critiquant les scènes " peu tragiques " ou " languissantes " les beaux vers " à contresens " , les personnages qui ne gardent pas l'unité de leur caractère.
                 

A une époque où l'enseignement des Jésuites se fondait essentiellement sur le latin, le futur auteur d' Andromaque,d' Iphigénie et de Phèdre eut le rare privilège de recevoir à Port-Royal cette initiation à la culture grecque si importante pour sa formation. Son âme d'artiste s'éveillait déjà : il s'essayait à la poésie religieuse et chantait avec une gaucherie naïve le paysage de Port-Royal. En dépit des interdictions de Lancelot, il se nichait, dit-on, pour lire en grec "Les Amours de Théagène et de Chariclée", un long roman d'Héliodore. Sa sensualité naissante, l'attrait du paganisme humaniste n'allaient pas tarder à précipiter la rupture entre Racine et les Messieurs de Port-Royal.

Louis XIV a inauguré en 1661 son règne personnel. La société commence à se ranger en ordre pyramidal aux pieds du monarque. Le talent littéraire peut ouvrir une voie vers les régions éclairées de ce monde hiérarchisé : Racine célèbre la convalescence du roi, reçoit une gratification, et compose pour remercier le souverain une nouvelle ode, "La Renommée aux muses". Mais c'est au théâtre que se conquiert la gloire: en 1664 est représentée par la troupe de Molière la première tragédie, "La Thébaïde ou les frères ennemis," qui met en scène, sous une forme paroxystique -
Qui a atteint son maximum, son point culminant, son apogée, bref : son paroxysme - la meurtrière rivalité d'Étéocle et de Polynice, fils d'Oedipe, pour le trône de Thèbes. Le succès ne répond pas à l'outrance ; en 1665  "l'Alexandre" revient à un héroïsme mêlé de galanterie, manière éclectique où Corneille se mitige de Quinault : en cette indécision,  cependant, la langue s'épure et l'analyse psychologique s'affine.                                             
                                                                      Sacrifice d'Iphigénie

Rage de réussir et de rompre : Racine, sans prévenir Molière, lui retire Alexandre pour le porter à l'Hôtel de Bourgogne. Le succès, notable, attise la prévention des anciens maîtres de Port-Royal contre lesquels le poète publie un violent pamphlet, au coeur même de la persécution qui se déchaîne contre les jansénistes.

La décennie des chefs-d'oeuvre s'ouvre en 1667 avec Andromaque, créée chez la reine : cette première tragédie vraiment racinienne, simple, pure, implacable, emporte l'adhésion de la cour, malgré l'hostilité des "Cornéliens," dont Racine relève les défis en écrivant Britannicus, pièce historique où le pouvoir amplifie les passions ; en cette même année 1669 sont joués  "Les Plaideurs", comédie qui brocarde la justice. Avec Bérénice (1670), le poète garde la ligne cornélienne pour y exhaler l'élégiaque tendresse des amours inachevées : son vieux rival fait représenter, sur le même thème, Tite et Bérénice, sans grand succès. Bajazet (1672) marque à la fois un coup d'audace (le choix d'un sujet oriental presque contemporain), et la volonté d'échapper au cadre cornélien dont la fascination inspire cependant Mithridate (1673), plein de discours politiques et d'un héroïsme aux prises avec des passions encore orientales. Reçu à l'Académie française (1673), Racine revient à la mythologie avec lphigénie (1674), que baigne une lumière homérique, et Phèdre (1er janvier 1677), brûlante d'une païenne passion.

Phèdre n'obtient qu'un demi-succès, que soulignent les applaudissements prodigués à la pièce rivale, la Phèdre de Pradon. Lassé, ayant conquis un nom, mais non un rang, Racine quitte le théâtre ; il est nommé historiographe du roi, avec Boileau,
son ami intime, fonction officielle qui astreint les deux écrivains à quelques équipées derrière les armées en campagne. Il se marie : il aura sept enfants, et quatre de ses filles entreront en religion.


           
Racine faisant répéter Esther

Esther (
1689) et Athalie (1691), tragédie sans amour, à sujets bibliques, destinées à l'édification spirituelle des jeunes filles de Saint-Cyr, ne constituent pas un véritable retour à la scène ; le poète, en ses dernières années, se consacre à ses devoirs familiaux et religieux. Son attachement à Port-Royal semble entraîner une certaine disgrâce. C'est au monastère qu'il est inhumé, comme le demande son testament, en 1699.

Versailles,  havre des artistes et des hommes de lettres, soleil glorieux qui illuminait l' Europe. avait aussi sa "face cachée" : celle des petits marquis, des intrigues sulfureuses et des cabales religieuses. Or Racine (sans doute moins pur que les héros de ses pièces) se sentit toujours remarquablement à l' aise dans cet univers trouble, ce qui explique sans doute en partie son destin exceptionnellement chanceux.

I) Andromaque

Une étape essentielle vers la perfection

Jean Racine
est un auteur dramatique béni des dieux. Il ne connut jamais la décadence d'un Corneille, ni les cabales d'un Molière, ni même quelques échecs ponctuels, quelques "fours" pourtant si naturels dans la vie d'un dramaturge. Sa carrière offre l'exemple d'un étonnant progrès vers la perfection d'un art et la  consécration d'un homme, et représente, en quelque sorte, la plus achevée et la plus "classique" de toutes
ses oeuvres dramatiques. Andromaque, jouée pour la première fois en 1667, est son premier chef-d'oeuvre. La pureté du langage, la force lumineuse du caractère d' Andromaque, son saisissant contraste avec l'obscurité d'Hermione font de cette tragédie un jalon essentiel vers ce qui, dix ans plus tard, deviendra la "grande" pièce de Racine : Phèdre .


Une suite d'amours déçues

Hermione est promise en mariage à Pyrrhus, fils d' Achille et roi d'Épire. Mais son futur époux la néglige pour son esclave, Andromaque, qui est aussi la veuve du roi de Troie, Hector. Les soupirs de Pyrrhus ne peuvent cependant fléchir l'ancienne reine, dévouée à son mari défunt et à son fils, Astyanax, qu'elle a pu sauver à l'insu des Grecs. Or ceux-ci, qui craignent de voir vivre l'enfant de leur ennemi, envoient Oreste, fils d' Agamemnon, pour l' arracher à sa mère et le faire mourir. Oreste, en réalité, n'a accepté cette basse mission que pour revoir Hermione, qu'il aime secrètement. Pyrrhus tient tête aux Grecs, car il espère adoucir Andromaque ; mais celle-ci reste plus distante que jamais, et, dans sa rage, Pyrrhus décide d'épouser Hermione, au désespoir d'Oreste. Aux abois, Pyhrrus imagine cependant un odieux chantage : si Andromaque
refuse de l'épouser, l'enfant sera livré. La mère, pour gagner du temps, feint de céder. A cette nouvelle, Hermione demande à Oreste de tuer Pyrrhus, qui s'exécute par amour pour elle. Horrifiée ar elle-même, Hermione va se poignarder sur le cadavre du roi d'Épire. Oreste, poursuivi par les Furies en expiation de son crime, devient fou furieux.


Extrait :

PYRRHUS
Je vois ce qui la flatte :
Sa beauté  la rassure.. et malgré mon courroux,
L' orgueilleuse m'attend encore à ses genoux.
Je la verrais aux miens, Phænix, d'un æil tranquille ..
Elle est veuve d' Hector, et je suis fils d'Achille :
Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus.
PHOENIX
Commencez donc, seigneur, à ne m' en parler plus.
Allez voir Hermione ; et, content de lui plaire,
Oubliez à ses pieds jusqu' à votre colère.
Vous-même à cet hymen venez la disposer ;
Est-ce sur un rival qu' il s' en faut reposer ?
Il ne l'aime que trop.
PYRRHUS .
Crois-tu, si je l' épouse,
Qu' Andromaque en son cæur n' en sera pas jalouse ?
PHOENIX
Quoi ! toujours Andromaque occupe votre esprit !
Que vous importe, ô dieux ! sa joie ou son dépit ?
Quel charme, malgré vous, vers elle vous attire ?

                         ***
CÉPHISE
Madame, à votre époux c' est être assez fidèle,
Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle,
Lui-même il porterait votre âme à la douceur.
ANDROMAQUE
Quoi ! je lui donnerais Pyrrhus pour successeur !
CÉPHISE
Ainsi le veut son fils, que les Grecs vous ravissent,
Pensez-vous qu' après tout ses mânes en rougissent ?
Qu' il méprisât, madame, un roi victorieux
Qui vous fait remonter au rang de vos aïeux,
Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs
en colère,
Qui ne se souvient plus qu' Achille était son père,
Qui dément ses exploits et les rend superflus ?
ANDROMAQUE
Dois-je les oublier, s' il ne s' en souvient plus ?
Dois-je oublier Hectot privé de funérailles,
Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?
Dois-je oublier mon père à mes pieds renversé,
Ensanglantant l'autel qu' il tenait embrassé ?
(...)
CÉPHISE
Eh bien, allons donc voir expirer votrefils :
On n'attend plus que vous... Vous frémissez, madame.


Note :

"A une société dont les poètes, les auteurs de romans et de tragédies considéraient l'être aimé comme un
objet qu'il faut conquérir, Andromaque enseigna qu'il est inaccessible."
François Mauriac
 
"La pitié, ce remords ressenti par un autre que le coupable, cette rouille sur le métal des passions, cette liberté unique que Dieu a laissée aux hommes, le seul jeu entre leur départ et leur but, c'était bien le dernier mobile que Racine pouvait admettre. Ce que l' on appelle la pureté vient justement de ce qu'il a purifié les grands sentiments, haine ou amour, de ce sentiment équivoque."
Jean Giraudoux


"Je fus à la comédie ; ce fut Andromaque, qui me fit pleurer plus de six larmes.".
Madame de Sévigné

 "L'histoire de Racine, c'est l'histoire de son théâtre, depuis Andromaque où il se déclare, jusqu'à la sublime Athalie où il se tait, cette fois, pour toujours. Les héros raciniens, jetés les uns contre les autres dans une action soudaine et fulgurante, tentent, presque toujours vainement, de dominer les passions qui les dévorent. Une divinité invisible et présente les égare et leur fait pousser des cris de désespoir et de fureur."
Kléber Haedens

"Aristote, bien éloigné de nous demander des héros parfaits, veut, au contraire, que les personnages tragiques, c'est-à-dire ceux dont le malheur fait la catastrophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants."
Racine, première préface d'Andromaque



II) Britannicus

"Voici celle de mes tragédies que je puis dire que j' ai le plus travaillée", écrit Racine en préface à Britannicus. Pour composer cette oeuvre, il aura lu et travaillé "le plus grand peintre de l'Antiquité", Tacite. Inspirateur auquel il ne cesse de rendre hommage, au point de prétendre l' avoir "copié", mais dont il a su s' éloigner, non pas tant par l' intrigue, mais surtout par la superbe des caractères".

La cruauté faite homme

L' empereur Claude est mort empoisonné par Agrippine, son fils Britannicus devrait lui succéder. Mais sa veuve Agrippine va installer sur le trône le fils qu'elle a eu en premières noces : le triste Néron. Empereur par la grâce de sa mère, Néron s'empresse de menacer l'union qu'elle s'apprête à favoriser entre Junie et Britannicus. Quand Agrippine promet son aide à Britannicus, Néron reçoit Junie, lui déclare son amour pour elle, et la menace, si elle n'accepte pas ses avances, de faire assassiner Britannicus. Elle refuse d'épouser le despote mais, effrayée par ses menaces, elle affecte à l'égard de son amant une douloureuse froideur. Seuls, ils se feront à nouveau des serments d'amour. Néron, furieux de se découvrir trompé, influencé par l'intrigant conseiller Narcisse, décide de tuer son demi-frère. Il  feint à son égard la réconciliation puis le fait empoisonner au moment même où tous le croyaient rendu au bon sens. Accablée par la mort de son amant, Junie part se cloîtrer chez les vestales, et Agrippine, dans une dernière tirade prémonitoire, accuse Néron du crime de son frère avant de lui prédire qu'il en viendra à la tuer elle-même, sa propre mère.

L'histoire lue par Racine

En 1669, après l'échec d'Andromaque, Racine semble s'essayer à un nouveau genre, celui de son grand rival Corneille, le drame historique. Ses personnages, hérité de Tacite, seront donc les Néron, Agrippine et Britannicus de l'Empire romain. Mais ici, contrairement à Corneille, les intrigues politiques, les événements historiques, se révèlent très vite n'être rien de plus que la toile de fond des portraits et des drames psychologiques. Néron n'est pas empereur, il est avant tout un tyran qui va jusqu'au meurtre pour assouvir ses désirs. De même, Rome n'est ici qu'un décor derrière la trame morale, fuite désespérée des deux amants traqués par la folie meurtrière de Néron. Racine n'aura donc retenu de l'histoire que quelques figures, légendaires depuis Tacite, auxquelles il va faire jouer l'une des plus sombres et des plus violentes de ses tragédies.

Extrait:

La menace de Néron

NÉRON

Je pouvais de ces lieux lui défendre l' entrée ;
Mais, Madame,je veux prévenir le danger
Oùson ressentiment le pourrait engager.
Je ne veux point le perdre. Il vaut mieux que lui-même
Entende son arrêt de la bouche qu' il aime.
Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous,
Sans qu' il ait aucun lieu de me croire jaloux.
De son bannissement prenez sur vous l' offense,
Et soit par vos discours, soit par votre silence,
Du moins par vos froideurs ,faites-lui concevoir
Qu' il doit porter ailleurs ses væux et son espoir.
JUNIE
Moi ! que je lui prononce un arrêt si sévère ?
Ma bouche mille fois lui jura le contraire.
Quand même jusque-là je pourrais me trahir,
Mes yeux lui défendront, Seigneur, de m' obéir.
(Acte 11,scène 4)
                       ***
Néron, meurtrier de son demi-frère

BURRHUS

Ce dessein s' est conduit avec plus de mystère.
A peine l' empereur a vu venir son frère,
Il se lève, il l' embrasse, on se tait, et soudain
César prend le premier une coupe à la main :
"Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices,
Ma main de cette coupe épanche les prémices,
Dit-il ; dieux, que j' appelle à cette effusion,
Venez favoriser notre réunion."
Par les mêmes serments Britannicus se lie.
La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie,
Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords,
Le fer ne produit point de si puissants efforts.
Madame, la lumière à ses yeux est ravie,
Il  tombe sur son lit sans chaleur et sans vie.
Jugez comhien ce coup frappe tous les esprits :
La moitié s' épouvante et sort avec des cris,
Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage
Sur les yeux de César composent leur visage.
Cependant sur son lit il demeure penché ;
D' aucun étonnement il ne paraît touché :
"Ce mal, dont vous craignez, dit-il,la violence
A souvent, sans péril, attaqué son enfance."
Narcisse veut en vain affecter quelque ennui,
Et sa perfide joie éclate malgré lui.
(Acte II, scène 3)

Notes :

L'alternative de Néron

Néron est l'homme de l'alternative ; deux voies s'ouvrent devant lui : se faire aimer ou se faire craindre, le Bien ou le Mal. Le dilemme saisit Néron dans son entier : son temps (veut-il accepter ou rejeter son passé ?) et son espace (aura-t-il un "particulier" opposé à sa vie publique ?). On voit que la journée tragique est ici véritablement active : elle va séparer le Bien du Mal, elle a la solennité d'une expérience chimique - ou d'un acte démiurgique : l'ombre va se distinguer de la lumière ; comme un colorant tout d'un coup empourpre ou assombrit la substance témoin qu'il touche, dans Néron, le Mal va se fixer. Et plus encore que sa direction, c'est ce virement même qui est ici important : Britannicus est la représentation d'un acte, non d'un effet. (...) "Néron se fait", Britannicus est une naissance. Sans doute c'est la naissance d 'un monstre ; mais ce monstre va vivre et c'est peut-être pour vivre qu'il se fait monstre.

Roland Barthes,Sur Racine,Le Seuil,1963

L'échec de Britannicus

L'année 1669, marquée, le 5 février, par le triomphe de Tartuffe, après la levée d'une interdiction qui durait depuis près de cinq ans, s' achève, le 13 décembre, sur ce qu'il faut bien nommer l'insuccès de Britannicus. (...) L'æuvre disparaît au bout de cinq séances ou peu davantage. Elle ne sera mise au rang qu'elle mérite qu'après une éclipse qui peut nous sembler aujourd'hui surprenante.

J.-P. Collinet, préface au Théâtre complet de Racine,
Gallimard, Folio, 1982




III) Bajazet


<< Quoique le sujet de cette tragédie ne soit encore dans aucune histoire imprimée,  il est pourtant très véritable. C' est une aventure arrivée dans le sérail, il n'y a pas plus de trente ans... >>

Racine. seconde préface à Bajazet.

L'amour au sérail

              Roxane
Nous sommes à Byzance, capitale de l'Empire ottoman. Amurat, le sultan, est absent. En son absence, il a laissé le pouvoir à la favorite du sérail, Roxane, qui aime Bajazet, frère du sultan. Son amour est favorisé par Acomat, le grand vizir, qui espère faire monter Bajazet sur le trône et régner par son intermédiaire. Mais Roxane veut que Bajazet l'épouse d'abord. Or celui-ci aime Atalide et est payé de retour. Bajazet  résiste à Roxane qui, furieuse, le fait arrêter et le condamne à mort. Atalide redoute que Roxane n' ordonne l' exécution de son amant : elle va tout tenter, dans l'acte II, pour convaincre ce dernier de laisser croire à Roxane qu'il  l'aime,  Bajazet s'y résout. L'acte III s'ouvre donc sur un apaisement apparent car Roxane gracie Bajazet. Mais Roxane découvre que Bajazet et Atalide continuent à s'aimer et prend la décision d'obéir aux ordres d' Amurat, qui a ordonné, par l'intermédiaire d'un messager, la mort de son frère. A chaque instant, la fureur de Roxane contre Bajazet et Atalide s'accentue : à l'acte V, le vizir Acomat finit par prendre les armes et rentrer dans le sérail pour sauver Bajazet. On apprend alors le dénouement que tout semblait annoncer : Roxane, après avoir fait assassiner Bajazet, est tuée par un  seclave du sultan Amurat. Il ne reste à Acomat que la fuite et à Atalide le suicide.

Une pièce orientale

De toutes les tragédies de Racine, Bajazet est la seule qui n' ait pas pour cadre l' Antiquité, mais s' inspire au contraire de personnages contemporains. On peut considérer que dans cette pièce la proximité du sujet dans le temps est compensée par son éloignement géographique. Le choix de Byzance illustre la fascination qu'exerce l'Orient - patrie du despotisme, de la cruauté et du fatalisme - sur les contemporains de Racine. Les coutumes des <<Turcs>> intriguent, nourrissent  l'imaginaire du public et s' accommodent très bien à la fatalité et à la violence raciniennes.


Extraits


Roxane suspecte les mensonges de Bajazet et d' Atalide

ROXANE,seule.
De tout ce queje vois que faut-il que je pense ?
Tous deux à me tromper sont-ils d'intelligence ?
Pourquoi ce changement, ce discours, ce départ ?
N'ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ?
Bajazet interdit ! Atalide étonnée !
Ô ciel ! à cet affront m'auriez-vous condamnée ?
De mon aveugle amour seraient-ce là les fruits ?
Tant de jours douloureux, tant d'inquiètes nuits,
Mes brigues, mes complots, ma trahison fatale
N'aurai-je tout tenté que pour une rivale ?
Mais peut-être qu'aussi, trop prompte à m'affliger,
J'observe de trop près un chagrin passager.
J'impute à son amour l'effet de son caprice.
N' eût-il pas jusqu' au bout conduit son artifice ?
Prêt à voir le succès de son déguisement,
Quoi ! ne pouvait-il pas feindre encore un moment ?
Non, non, rassurons-nous, trop d'amour m'intimide.
Et pourquoi dans son coeur retrouver Atalide ?
Quel serait son dessein, qu'a-t-elle fait pour lui ?
Qui de nous deux enfin le couronne aujourd'hui ?

                            ***

Après la mort de Bajazet, Atalide s'abandonne
au désespoir et se donne la mort

ATALIDE

Enfin, c' en est donc fait ; et par mes artifices,
Mes injustes soupçons, mes funestes caprices,
Je suis donc arrivée au douloureux moment
Où je vois par mon crime expirer mon amant.
N'était-ce pas assez, cruelle destinée,
Qu'à lui survivre, hélas ! je fusse condamnée ?
Et fallait-il encore que pour comble d'horreurs,
Je ne pusse imputer sa mort qu'à mes fureurs ?
Oui, c'est moi, cher amant, qui t'arrache la vie :
Roxane, ou le Sultan, ne te l'ont point ravie. (...)
Ah ! n 'ai-je eu de l'amour que pour t'assassiner ?

Mais c'en est trop. Il faut par un prompt sacrifice
Que ma fidèle main te venge et me punisse.
Vous,  de qui j'ai troublé la gloire et le repos,
Héros qui deviez tous revivre en ce héros,Toi. mère malheureuse, et qui dès notre enfance
Me confias son coeur dans une autre espérance.
lnfortuné Vizir, amis désespérés,
Roxane, venez tous, contre moi conjurés,
Tourmenter à la fois une amante éperdue,
(Elle se tue.) Et prenez la vengeance enfin qui vous est due.

V scène dernière

Note :

<<Tragédie de l' intrigue politique, tragédie de l'amour, tragédie de la mort, tragédie du mensonge, tragédie de l'action forcenée, Bajazet trouve son unité dans l'atmosphère du sérail, où tous ces éléments se fondent. (...) Tout est suspect et clandestin. Dans ce palais tout plein de glissements louches s'agite obscurément un peuple d' esclaves silencieux : c'est le douteux empire de la sultane>>.
Raymond Picard, Bajazet, préface, Gallimard, 1950

<<Extrême rigueur dans la peinture des extrêmes désordres, frénésie et pudeur extrêmes, tel est Racine ; d' autant plus audacieux qu'il est plus sûr de sa sagesse, d'autant plus exact qu'il est plus tendu, qu'il est plus tragique, Racine est le style même ; une force humaine constamment portée en son point suprême d'ardeur, la mesure de l'homme prise et non domptée>>.
Thierry Maulnier, Racine, Gallimard, 1936

<<[Bajazet]. c'est le côté oriental de Racine : le sérail est littéralement la caresse étouffante, l' étreinte qui fait mourir (...) comme lieu captif et captivant, agi et agissant, étouffé et étouffant, le sérail est l' espace même de l'univers racinien. (...) Sortir du sérail, c' est sortir de la vie, à moins d' accepter de vivre sans la tragédie>>.
Roland Barthes, Sur Racine,Seuil,1963

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15 septembre 2009 2 15 /09 /septembre /2009 12:36

I) L'école des Femmes

Avec "L'école des Femmes", Molière s'attire l'hostilité des comédiens du roi, inquiets du succès d'un rival, des dévots et des défenseurs de la morale traditionnelle, qui vouent unanimement au bûcher l'auteur d'une pièce qui "blesse nos mystères". Molière conserve l'appui de Louis XIV, qui lui accorde une pension de mille livres et sera le parrain de son fils Louis, en janvier 1664. Cela lui permet de répondre aux attaques dont il est l'objet avec "La Critique de l'école des femmes", ou il affirme avec force, la noblesse de la comédie et la difficulté qu'il y a à "faire rire les hônnètes gens", puis avec "L'Impromptu de Versailles", dans lequel il ridiculise, en les parodiant, les comédiens de l'hotel de Bourgogne.

"L'Ecole des femmes", en 1662, constitue l'aboutissement  de l'évolution : Molière a trouvé son style. Il traîte un problème moral important, l'éducation des filles, sur lequel il prend parti, dans une grande comédie en cinq actes et en vers, dont l'intrigue est simple, la progression dramatique continue et la psychologie des personnages parfaitement originale.  L'acteur est devenu auteur.

L'intrigue :

Arnolphe, un bourgeois de quarante deux ans, qui se fait appeler M. de La Souche, veille à ce que l'éducation donnée à sa pupille Agnès la maintienne dans l 'ignorance la plus complète, afin d'en faire une femme fidèle et soumise, incapable de le tromper. Le jeune Horace vient conter ingénument à Arnolphe, ami de son père, sa rencontre avec une charmante jeune fille, cloîtrée par un certain M. de La Souche (acte I).
Arnolphe, affolé, fait parler Agnès, lui demande de jeter des pierres au jeune homme s'il revient, et décide de l'épouser au plus tôt (acteII). Arnolphe sermonne Agnès sur la sainteté du mariage et évoque les flammes  de l' enfer qui  attendent les femmes infidèles.


Cependant, Horace rapporte à Arnolphe que sa " jeune beauté " lui a lancé  "un grès",  mais enveloppé dans un billet doux (acte III). Horace, qui ne se doute toujours de rien, informe Arnolphe de son  intention d'enlever Agnès dans la nuit. Tout en préparant les formalités du mariage, le barbon* organise un guet-apens pour faire échouer l'entreprise du jeune homme (acteIV).

Horace, assommé par les serviteurs d'Arnolphe, fait le mort ; Agnès s'enfuit et le rejoint, mais Horace ne trouve rien de mieux que de la confier à un ami sur : Arnolphe. Au cours d'une scène émouvante Agnès, transfigurée par l'amour, tient tête à son tuteur, qui souffre et qui la supplie à genoux de ne pas le quitter. Heureusement  de retour d'Amérique,  le père d'Agnès survient à temps  pour donner sa fille à Horace (acte V).

* homme d'âge mur



Extrait :

AGNÈS :                        Chez vous le mariage est fâcheux et pénible,
                                     Et vos discours en font une image terrible ;
                                     Mais, las ! il le fait, lui, si rempli de plaisirs
                                     Que de se marier il donne des désirs.
ARNOLPHE :                 Ah ! c'est que vous l'aimez, traîtresse.
AGNÈS:                        Oui, je l'aime.
ARNOLPHE :                 Et vous avez le front de le dire à moi-même !
AGNES                         Et pourquoi, s'il est vrai, ne le dirais-je pas ?
 
ARNOLPHE :                Le deviez-vous aimer, impertinente ?
AGNES :                        Hélas !
                                     Est-ce que j'en puis mais ? Lui seul en est la cause,
                                     Et je n'y songeais pas lorsque se fit la chose
ARNOLPHE :                  Mais il fallait chasser cet amoureux désir.
AGNES :                        Le moyen de chasser ce qui fait du plaisir ?
ARNOLPHE :                  Et ne saviez-vous pas que c'était me déplaire ?
AGNES :                       Moi ? point du tout : quel mal cela vous peut-il faire ?
ARNOLPHE :                 Il est vrai, j'ai sujet d'en être réjoui.
                                    Vous ne m'aimez donc pas, à ce compte ?
AGNÈS:                        Vous ?
ARNOLPHE:                  Oui.
AGNES :                       Hélas ! non.
ARNOLPHE:                  Comment, non ?
AGNÈS:                        Voulez-vous que je mente ?
ARNOLPHE :                  Pourquoi ne m'aimer pas, Madame l'impudente ?
AGNES :                       Mon Dieu! ce n' est pas moi que vous devez blâmer :
                                    Que ne vous êtes-vous comme lui fait aimer ?
                                    Je ne vous en ai pas empêché, que je pense.
ARNOLPHE :                 Je m'y suis efforcé de toute ma puissance ;
                                    Mais les soins que j'ai pris, je les ai perdus tous.
AGNES :                       Vraiment, il en sait donc là-dessus plus que vous,
                                    Car à se faire aimer il n'a point eu de peine.
ARNOLPHE :                 Voyez comme raisonne et répond la vilaine !
                                    Peste! une précieuse en dirait-elle plus ?
                                    Ah ! je l'ai mal connue, ou, ma foi, là-dessus
                                    Une sotte en sait plus que le plus habile homme.
                                    Puisqu'en raisonnements votre esprit se consomme,
                                    La belle raisonneuse, est-ce qu'un si long temps
                                    Je vous aurai pour lui nourrie à mes dépens ?
AGNES :                      Non, il vous rendra tout jusques au dernier double.
ARNOLPHE :                Elle a de certains mots où mon dépit redouble.
                                   Me rendra-t-il, coquine, avec tout son pouvoir,
                                   Les obligations que vous pouvez m'avoir?
AGNES :                     Je ne vous en ai pas de si grandes qu'on pense.
ARNOLPHE :               N'est-ce rien que les soins d'élever votre enfance
AGNES :                     Vous avez là dedans bien opéré vraiment,
                                  Et m'avez fait en tout instruire joliment !
                                  Croit-on que je me flatte, et qu'en fin dans ma tête
                                  Je ne juge pas bien que je suis une bête ?
                                  Moi-même j'en ai honte, et, dans l'âge où je suis,
                                  Je ne veux  plus passer pour sotte, si je puis....



II) Dom Juan

Molière
crée "Un grand seigneur méchant homme", que son mépris de l'humanité et son goût de faire le mal ont écarté  des chemins de Dieu. On est loin de la tradition du simple séducteur ; il s'agit d'un révolté qui se joue cyniquement du noeud sacré du mariage, qui brave  audacieusement le ciel en défiant  la statue du Commandeur, qui foule allègrement au pied  l'autorité  paternelle, et qui se pare hypocritement de son manteau de religion, pour se mettre du coté de la cabale des dévots.

DOM JUAN, libertin et  débauché, abandonne sa femme ELVIRE et projette d'enlever une jeune fille à son fiancé : <<Je me sens un cæur à aimer toute la terre. >>


L'intrigue :

Sauvé d'un naufrage par le paysan PIERROT, il fait la cour à CHARLOTTE, fiancée de son sauveur, ainsi qu'à MATHURINE : il promet aux deux paysannes de les épouser. Ne croyant ni au Ciel ni à l'Enfer, il tente d'acheter la conscience d'un PAUVRE, mais ce dernier refuse de jurer, et Dom Juan finit par lui donner un louis  <<pour l'amour de l'humanité >>. Avec quelle élégance il éconduit son créancier, M.  DIMANCHE  ! Mais, passant devant le tombeau d'un COMMANDEUR qu'il a tué six mois plus tôt, il l'a invité à dîner, par bravade : la statue a acquiescé d'un signe de tête ! Elle vient en effet à sa table et, à son tour, invite Don Juan, qui fait bonne contenance et accepte. MOLIÈRE, le premier, a complété le portrait du Dom Juan traditionnel en en faisant un hypocrite de religion (acle V). Il reçoit très dévotement son père et lui laisse croire qu'il va s'amender. Mais, aussitôt après, il détrompe son inséparable valet, le crédule SGANARELLE, qui remerciait déjà le ciel de cette conversion.

Extraits :


ACTE III, SCÈNE PREMIÈRE


DOM JUAN, en habit de campagne, SGANARELLE, en médecin.


SGANARELLE.- Ma foi, Monsieur, avouez que j'ai eu raison, et que nous voilà l'un et l'autre déguisés à merveille. Votre premier dessein n'était point du tout à propos, et ceci nous cache bien mieux que tout ce que vous vouliez faire.

DOM JUAN.- Il est vrai que te voilà bien, et je ne sais où tu as été déterrer cet attirail ridicule.

SGANARELLE.- Oui? C'est l'habit d'un vieux médecin qui a été laissé en gage au lieu où je l'ai pris, et il m'en a coûté de l'argent pour l'avoir. Mais savez-vous, Monsieur, que cet habit me met déjà en considération ? que je suis salué des gens que je rencontre, et que l'on me vient consulter ainsi qu'un habile homme ?

DOM JUAN.- Comment donc ?

SGANARELLE.- Cinq ou six paysans et paysannes en me voyant passer me sont venus demander mon avis sur différentes maladies.

DOM JUAN.- Tu leur as répondu que tu n'y entendais rien ?

SGANARELLE.- Moi, point du tout, j'ai voulu soutenir l'honneur de mon habit, j'ai raisonné sur le mal, et leur ai fait des ordonnances à chacun.

DOM JUAN.- Et quels remèdes encore leur as-tu ordonnés ?

SGANARELLE.- Ma foi, Monsieur, j'en ai pris par où j'en ai pu attraper, j'ai fait mes ordonnances à l'aventure, et ce serait une chose plaisante si les malades guérissaient, et qu'on m'en vînt remercier.

DOM JUAN.- Et pourquoi non ? Par quelle raison n'aurais-tu pas les mêmes privilèges qu'ont tous les autres médecins? Ils n'ont pas plus de part que toi aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace. Ils ne font rien que recevoir la gloire des heureux succès, et tu peux profiter comme eux du bonheur du malade, et voir attribuer à tes remèdes tout ce qui peut venir des faveurs du hasard, et des forces de la nature.

SGANARELLE.- Comment, Monsieur, vous êtes aussi impie en médecine ?

DOM JUAN.- C'est une des grandes erreurs qui soient parmi les hommes.

SGANARELLE.- Quoi, vous ne croyez pas au séné - plante médicinale -, ni à la casse - laxatif -, ni au vin émétique - vomitif -?

DOM JUAN.- Et pourquoi veux-tu que j'y croie ?

SGANARELLE.- Vous avez l'âme bien mécréante. Cependant vous voyez depuis un temps que le vin émétique fait bruire ses fuseaux. Ses miracles ont converti les plus incrédules esprits, et il n'y a pas trois semaines que j'en ai vu, moi qui vous parle, un effet merveilleux.

DOM JUAN.- Et quel ?

SGANARELLE.- Il y avait un homme qui depuis six jours était à l'agonie, on ne savait plus que lui ordonner, et tous les remèdes ne faisaient rien, on s'avisa à la fin de lui donner de l'émétique.

DOM JUAN.- Il réchappa, n'est-ce pas ?

SGANARELLE.- Non, il mourut.

DOM JUAN.- L'effet est admirable.

SGANARELLE.- Comment  ? il y avait six jours entiers qu'il ne pouvait mourir, et cela le fit mourir tout d'un coup. Voulez-vous rien de plus efficace ?

DOM JUAN.- Tu as raison.

SGANARELLE.- Mais laissons là la médecine, où vous ne croyez point, et parlons des autres choses: car cet habit me donne de l'esprit, et je me sens en humeur de disputer contre vous. Vous savez bien que vous me permettez les disputes, et que vous ne me défendez que les remontrances.

DOM JUAN.- Eh bien !

SGANARELLE.- Je veux savoir un peu vos pensées à fond. Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel ?

DOM JUAN.- Laissons cela.

SGANARELLE.- C'est-à-dire que non. Et à l'Enfer ?

DOM JUAN.- Eh.

SGANARELLE.- Tout de même. Et au diable, s'il vous plaît ?

DOM JUAN.- Oui, oui.

SGANARELLE.- Aussi peu. Ne croyez-vous point l'autre vie ?

DOM JUAN.- Ah, ah, ah.

SGANARELLE.- Voilà un homme que j'aurai bien de la peine à convertir. Et dites-moi un peu, encore faut-il croire quelque chose. Qu'est ce que vous croyez ?

DOM JUAN.- Ce que je crois ?

SGANARELLE.- Oui.

DOM JUAN.- Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit;

SGANARELLE.- La belle croyance, que voilà ! Votre religion, à ce que je vois, est donc l'arithmétique ? Il faut avouer qu'il se met d'étranges folies dans la tête des hommes, et que pour avoir bien étudié, on en est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, Monsieur, je n'ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne saurait se vanter de m'avoir jamais rien appris ; mais avec mon petit sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons, n'est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s'est bâti de lui-même ? Vous voilà vous, par exemple, vous êtes là  ; est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n'a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire ? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l'homme est composée, sans admirer de quelle façon cela est agencé l'un dans l'autre, ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces... ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui... Oh dame, interrompez-moi donc si vous voulez, je ne saurais disputer si l'on ne m'interrompt, vous vous taisez exprès, et me laissez parler par belle malice.

DOM JUAN.- J'attends que ton raisonnement soit fini.

SGANARELLE.- Mon raisonnement est qu'il y a quelque chose d'admirable dans l'homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n'est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j'aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu'elle veut ? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner...
Il se laisse tomber en tournant.

DOM JUAN.- Bon, voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.

SGANARELLE.- Morbleu, je suis bien sot de m'amuser à raisonner avec vous. Croyez ce que vous voudrez, il m'importe bien que vous soyez damné.

DOM JUAN.- Mais tout en raisonnant, je crois que nous sommes égaré ? Appelle un peu cet homme que voilà là-bas pour lui demander le chemin.

SGANARELLE.- Holà ho, l'homme, ho, mon compère, ho l'ami, un petit mot, s'il vous plaît.

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15 septembre 2009 2 15 /09 /septembre /2009 12:35


1622 - 1673


Un magicien qui changeait en rire la laideur du monde.



La vocation du théâtre

Jean-Baptiste Poquelin
est né à Paris en 1622, dans une famille bourgeoise. Son avenir paraît tracé : son père, qui possède la charge convoitée de tapissier du roi, et qui compte bien la transmettre à sa  descendance, lui ouvre la voie de façon somptueuse. Mais Jean-Baptiste n'en veut pas : il a la vocation du théâtre. En 1643, à l'âge de 21 ans, il choisit de rompre avec son milieu et de se faire comédien. Avec l'actrice Madeleine Béjart, il fonde alors la troupe de L'illustre-Théâtre, et prend sans doute dès cette époque le nom de scène de Molière. Après des déboires financiers qui lui valent la prison pour dettes, Molière comprend que sa troupe n'a pas une chance à Paris, et décide d'aller chercher un renom en province. C'est le début d'une longue tournée de près de douze années, que Molière met à profit pour mûrir et apprendre son métier d'acteur, d'auteur et de directeur de troupe. Après s'être illustrée à Lyon et dans le Languedoc, la troupe rencontre à Rouen Monsieur, frère du roi, qui lui accorde sa protection. Aidé par ce nom illustre, et fort de son expérience provinciale, Molière peut faire sa rentrée parisienne en octobre 1658.

La (capricieuse) protection royale

Aussitôt, la Troupe de Monsieur affronte le roi lui-même. Le 24 octobre 1658, elle joue devant  lui  le Nicomède de  Corneille : c'est un four. Mais Molière a le coup de génie de terminer la représentation, si mal commencée, par une farce de sa propre composition, "Le Docteur amoureux". Le talent comique de Molière l'emporte, et transforme miraculeusement l'échec en triomphe : Louis XIV donne à la Troupe de Monsieur la permission de jouer la comédie au théâtre du Petit-Bourbon. Suivent quinze années de création intense, au cours desquelles sont écrites les pièces qui ont forgé l'immortalité de Molière : Les Précieuses ridicules (1659), L'École des femmes (1662), Dom Juan (1665), Le Misanthrope (1666), Tartuffe (1667),Amphitryon et L'Avare (1668), Les Fourberies de Scapin (1671), Les Femmes savantes (1672). Trois années de lutte, de
1664 à 1667, contre de puissants ennemis (la cabale religieuse tente d'interdire sa comédie du Tartuffe) s'achèvent par le triomphe de Molière : en 1669, il est nommé pourvoyeur des divertissements royaux, et collabore jusqu'en 1671 avec le musicien Lulli aux somptueuses fêtes de Versailles. Il écrit à cette occasion plusieurs comédies-ballets, dont Le Bourgeois gentilhomme en 1670. La fin de sa vie est plus sombre, car le roi ne lui manifeste plus sa faveur. Écarté de Versailles, il trouve pourtant l'énergie de continuer de créer des pièces et de diriger sa troupe. En février 1673, il fait représenter la comédie-ballet du Malade imaginaire. Mais sa santé chancelle. Le 17 février, à la quatrième représentation, il est pris d'un malaise et transporté chez lui, meurt peu après.

Une règle : plaire

"C'est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens." Cette phrase de Dorante dans La Critique de l'École des femmes est peut-être la clé de l'æuvre moliéresque. Aujourd'hui, le réflexe est de considérer - et d'étudier - Molière comme un homme de lettres. Or, comme le rappelle le critique René Bray, "il est d'abord et il reste jusqu'au bout un comédien." (Molière, homme de théâtre, éditions Mercure de France.) Pour chaque représentation, il n'y a qu'un impératif, qu'une règle d'or : plaire à son public, réussir à le faire rire. C'est une simple question de survie financière... La préoccupation poétique, la création littéraire ne font pas partie des soucis quotidiens de Molière, parce qu'il n'en a pas le temps. Le plus souvent, il écrit ses pièces sur commande, est soumis à des échéances, commence les répétitions avant même d'avoir fini de rédiger : le Dom Juan, reconnu  aujourd'hui comme un grand chef-d'æuvre, fut improvisé dans l'hiver de 1664, pour faire face à l'interdiction du Tartuffe, et parce que le sujet revenait subitement à la mode.
On peut cependant trouver une source authentique de création  poétique, un "message" littéraire chez Molière, et ce, paradoxalement, dans le rire lui-même. Dans une scène célèbre du Misanhrope, Alceste se fait railler par son amante Célimène.
  Au lieu d'en prendre ombrage, il répond : "Les rieurs sont pour vous, Madame, c'est tout dire, / Et vous pouvez pousser contre moi la satire." Le jugement sans appel du rire (on ne rit pas à volonté) est érigé en valeur, en critère infaillible, qui permet, de façon détournée et quelque peu inattendue, d'atteindre le vrai. Le rire, c'est le vrai : personne ne l'a mieux compris sans doute que Louis XIV lui-même, qui prit un risque politique réel en protégeant Molière contre des ennemis pourtant redoutables.


http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/8/84/Armande_B%C3%A9jart.jpg/220px-Armande_B%C3%A9jart.jpg
 

Armande Béjart (1642-1700). fille - ou sæur ?- de Madeleine (1618. 1672), créa le rôle de Célimène. Elle épousa Molière en 1662. La légende veut que la trop grande différence  d'âge ait été difficile à supporter et fût à l'origine de la misogynie de Molière vieillissant.





CHRONOLOGIE DES OEUVRES

1655 L' Etourdi.
1656 Le Dépit amoureux.
1659 Les Précieuses ridicules.
1660 Sganarelleou le Cocu imaginaire.
1661 (février) Dom Garcie de Navarre.
(juin) L'Ecole des maris.
(août) Les Fâcheux.
1662 L' Ecole des femmes.
1663 La Critique de l' Ecole des femmes.
1664 (janvier) Le Mariage forcé.
(mai) La Princesse d' Elide.
Le Tartuffe (en trois actes).
1665 (février) Dom Juan.
(septembre) L'Amour médecin.
1666 (juin) Le Misanthrope.
(août) Le Médecin malgré lui.
1667 (février) Le Sicilien ou l'Amour peintre.
(août) LeTartuffe (en cinq actes).
1668 (février) Amphitryon.
(juillet) George Dandin.
(septembre) L'Avare.
1669 Monsieur de Pourceaugnac.
1670 (février) Les Amants magnifiques.
(octobre) Le Bourgeois gentilhomme.
1671 (janvier) Psyché.
(mai) Les Fourberies de Scapin.
(décembre) La Comtesse d'Escarbagnas.
1672 Les Femmes savantes.
1673 Le Malade imaginaire.



Notes



LE GÉNIE COMIQUE DE MOLIERE INCOMPRIS, un jugement sévère de son ami Boileau (Art poétique) :

"Étudiez la cour et connaissez la ville : / L'une et l'autre est toujours en modèles fertile. / C'est par là que Molière, illustrant ses écrits, / Peut-être de son art eût remporté le prix, / Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures, / Il  n'eût point fait souvent grimacer ses figures, / Quitté, pour le bouffon,  l'agréable et le fin, / Et, sans honte, à Térence allié Tabarin. / Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe, / Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope.

" LA MORT DE MOLIERE, vue par René Bray (Molière, homme de théâtre, Mercure de France) :

"Voilà le triomphe de Molière ! (...) Il a fait son public. (...). La lutte a été sévère ; un tempérament s'y est usé ; mais le succès n'a pas manqué. La bouffonerie sanglante du 17 février 1673 prend une couleur symbolique : Molière meurt ; mais Argan s'assied sur un trône burlesque dans un consentement de rires épanouis."

LE MIRACLE DE MOLIERE, selon Kléber Haedens (Une Histoire de la littératurefrançaise. Sfelt) :

"Écoutez Molière. Il n'est pas un théâtre de France où sa voix ne s'élève encore, chaque soir, pour nous apporter l'émotion et le rire, une délivrance heureuse, un grand massacre de poncifs et de ridicules. Lorsque le rideau tombe et que Molière se retire, il se fait dans les âmes une minute de silence. (...) Son miracle a toujours lieu."



I) Le Misanthrope



Alceste, un jeune noble qui ne peut supporter l'hypocrisie mondaine, aime la superficielle et coquette Célimène à laquelle il finira par renoncer.

                      *************

"L'ennemi du genre humain"


Alceste rencontre son ami,le courtois Philinte, dans l'antichambre de Célimène et lui fait part de sa haine des   hommes, tous hypocrites, menteurs et fat. Il commence par se faire un ennemi d'Oronte, qui sollicitait un compliment. Mais voici Célimène, entourée d'une nuée d'admirateurs, petits marquis sots et enrubannés, qui se prête à tous et ne se donne à aucun. Son grand plaisir est de faire assaut d'esprit en médisant de son entourage. Au milieu de tous ces soupirants, Alceste enrage de ne pouvoir obtenir une préférence. Mais cette jeune femme à la mode a une position fragile : ses ennemis jaloux, comme la prude  Arsinoé, rêvent de l'abattre. Ses prétendants exigent qu'ell se prononce en faveur de l'un d'eux. On découvre alors qu'elle a fait des promesses à chacun ; tous la quittent indignés. Alceste alors lui propose une retraite à deux ; Célimène hésite, refuse ; il finira seul.

Une satire de la société

Cette comédie présentée en 1666 a déconcerté un public habitué à entendre de Molière un franc comique plein de bouffonneries et de personnages mécaniques. Il semble qu'il se soit moins inspiré d'æuvres antérieures que de sa propre vie : son irritation des mæurs de la Cour, creuses, hypocrites et tapageuses, ont donné à un contemporain, Donneau de Visé, l'idée qu'on pouvait mettre des noms réels sur certains personnages ; dans ses démêlés amoureux et maritaux avec sa jeune et trop légère épouse Armande Béjart, Molière se serait pris pour modèle d'Alceste lui-même.
Que l'on juge, suivant les critères classiques, ce personnage grotesque dans ses emportements exagérés, incohérent avec lui-même dans sa passion pour une femme qui ne lui convient pas et, somme toute comique d'outrepasser la loi du juste milieu, ou qu'on l'interprète, dans un esprit plus moderne, comme la victoire tragique d'un noble idéal d'absolu, on trouvera toujours dans cet Alceste complexe, un aliment à la réflexion sur l'homme en société.


Extraits :

PHlLINTE
Vous voulez un grand mal à la nature humain !
ALCESTE
Oui,j' ai conçu pour elle une effroyable haine.
PHlLlNTE
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,
seront enveloppés dans cette aversion ?
Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes ...
ALCESTE

Non, elle est générale, et je hais tous les hommes :
Les uns parce qu' ils sont méchants et malfaisants
Et les autres pour être aux méchants complaisants
Et n' avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses. (...)
(Acte 1, scène 1)

                                   ***
ALCESTE
(...) Vous avez trop d' amants qu' on voit vous obséder
Et mon cæur de cela ne peut s' accommoder.
CÉLIMENE
Des amants que je fais me rendez-vous coupable ?
Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable ?
Et, lorsque pour me voir ils font de doux efforts,
Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors ?
ALCESTE
Non, ce n'est pas, Madame, un bâton qu'il faut prendre,
Mais un cæur à leur væux moins facile et moins tendre.
Je sais que vos appas vous suivent en tous lieux ;
Mais votre accueil retient ceux qu'attirent vos yeux,
Et sa douceur, offerte à qui vous rend les armes,
Achève sur les cæurs l'ouvrage de vos charmes.
Le trop riant espoir que vous leur présentez
Attache autour de vous leurs
assiduités ;
Et votre complaisance, un peu moins étendue,
De tant de soupirants chasserait la cohue.
(Acte n, scène 1)


  ALCESTE
Oui,je veux bien, perfide, oublier vosforfaits ;
J' en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits, (...)
Pourvu que votre cæur veuille donner les mains
Au dessein queje fais de fuir tous les humains,
Et que dans mon désert, oùj' ai fait væu de vivre
Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre (...)
CÉLIMENE
Moi renoncer au monde avant que de vieillir,
Et dans votre désert aller m' ensevelir ? (...)

ALCESTE
Oui,je veux bien, perfide, oublier vosforfaits ;
J' en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits, (...)
Pourvu que votre cæur veuille donner les mains
Au dessein que je fais de fuir tous les humains,
Et que dans mon désert, où j' ai fait væu de vivre
Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre (...)
CÉLIMENE
Moi renoncer au monde avant que de vieillir,
Et dans votre désert aller m' ensevelir ? (...)

(Acte V, scène 7)

Notes


Les interprétations de cette pièce ont été nombreuses mais ont souvent tendu à mettre en lumière l'aspect
sérieux et même tragique de cette comédie. Un des premiers, Rousseau a pris la défense d' Alceste, pour démontrer les effets pernicieux du théâtre. "Qu'est-ce donc que le Misanthrope de Molière ? Un homme de bien qui déteste les moeurs de son sièc1e et la méchanceté de ses contemporains, qui précisément parce qu'il aime ses semblables hait en eux les maux qu'ils se font réciproquement et les vices dont ces maux sont l'ouvrage. (...) "Cependant ce caractère si vertueux est présenté comme ridicule." -

Rousseau, lettre à d' Alembert sur les spectac1es, 1758

"J' admirai quel amour pour l' âpre vérité / Eut cet homme si fier en sa naïveté, / Quel grand et vrai savoir des choses de ce monde, / Quelle mâle gaieté si triste et si profonde / Que, lorsqu' on vient d' en rire, on devrait en pleurer !" 

Musset, Une soirée perdue, 1840

Mais d'autres critiques ont insisté sur les défauts du personnage : "Il est brusque et chagrin, trop vite blessé, un peu sombre (...). Pourquoi le nier ? Il y a, à ce caractère, un envers fâcheux. Alceste a l'esprit contrariant. Il penserait se manquer à soi-même s'i! se rangeait à l'avis de quelqu'un."

Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVII siècle, 1952


II) Les Fourberies de Scapin


Scapin grand farceur, joue des tours pendables à deux vieux pères pour qu'ils aceptent les projets de mariage de leur fils.

Scapin doit beaucoup au type du <<zallni >> italien type de serviteur malin, parfois un peu idiot, de la commedia dell' arte, et plus particulièrement de la comédie vénitienne. 0n se souviendra que Molière a été l'élève de Tiberio Fiorilli, dit Scaramouche (1608-/696), qui dirigeait à l' époque la troupe des Italiens.

Deux amours contrariées


Argante, père d'Octave, veut casser le mariage de celui-ci avec une certaine Hyacinthe, fille pauvre et sans nom. Géronte, père de Léandre, refuse quant à lui le projet de mariage de son fils avec Zerbinette, qui est depuis sa tendre enfance aux mains d'Égyptiens, et dont il faut racheter la liberté. Ces amours contrariées incitent les deux fils à demander l' aide de Scapin. Déployant toute son habileté, celui-ci va tenter de renverser la situation en leur faveur et de gagner sur les deux tableaux. Valet de Léandre, il bénéficie de l'aide de Silvestre, qui est au service d'Octave. Par la ruse et la menace, ils parviennent à soutirer aux deux pères l' argent nécessaire pour la libération de Zerbinette, en faisant notamnment croire à Géronte que son fils est détenu sur une galère turque, d'où l'inoubliable réplique de l'acte II  <<Que diable allait-il faire dans cette galère ? >> Puis Scapin, en son <<honneur >> blessé, se venge de Géronte au cours de la célèbre scène où il l'enferme dans un sac et le roue de coups. De <<fourberies >> en roueries, la farce suit son cours jusqu'au coup de théâtre final : Argante et Géronte s' avèrent être les pères de Zerbinette et de Hyacinthe. Scapin fait semblant d'agoniser pour échapper à la vengeance des vieillards, qui, pleins d'émotion, lui pardonnent.

Un héros de la commedia dell'arte

Les Fourberies de Scapin (1671) est l'une des dernières pièces de Molière, qui revient ainsi au genre de la farce qu'il avait pratiqué au début de sa carrière. C'est une æuvre admirable de maturité et de maîtrise, dans laquelle Molière intègre son  expérience des comédies de caractères au rythme échevelé et aux coups de théâtre propres à la commedia dell'arte. Scapin est ainsi le digne héritier du <<zanni >> italien. Argante et Géronte, quant à eux, sont de vrais  <<caractères >> et leur opposition au mariage de leurs fils sert de prétexte à Molière pour déployer toute sa science comique.


Extrait


Scapin, afin d'obtenir de l'argent, fait croire à Géronte
que son fils est détenu par un Turc sur une galère

GÉRONTE. -Il faut, Scapin, il faut que tu fasses ici l'action d'un serviteur fidèle.
SCAPIN.- Quoi, Monsieur ?
GÉRONTE.- Que tu ailles dire à ce Turc qu'il me renvoie mon fils, et que tu te mettes à sa place jusqu 'à ce que j'aie amassé la somme qu'il demande.
SCAPIN.- Eh ! Monsieur, songez-vous à ce que vous dites ? Et vous figurez-vous que ce Turc ait si peu de sens que d' aller recevoir un misérable comme moi à la place de votre fils ?
GÉRONTE. - Que diable allait-il faire dans cette galère ?
SCAPIN.-Il  ne devinait pas ce malheur. Songez. Monsieur, qu'il ne m'a donné que deux heures.
GÉRONTE. - Tu dis qu'il demande...
SCAPIN.- Cinq cents écus.
GÉRONTE. - Cinq cents écus ! N'a-t-il point de conscience ?
SCAPIN.- Vraiment oui, de la conscience à un Turc !
GÉRONTE. - Sait-il ce que c'est que cinq cents écus ?
SCAPIN.- Oui, Monsieur, il sait que c'est mille cinq cents livres.
GÉRONTE.- Croit-il, le traître, que mille cinq cents livres se trouvent dans le pas d'un cheval ?
SCAPIN.- Ce sont des gens qui n' entendent point de raison.
GÉRONTE. - Mais que diable allait-il faire à cette galère ?
SCAPIN.-Il  est vrai ..mais quoi ! on ne prévoyait pas les choses. De grâce, Monsieur, dépêchez.
GÉRONTE. - Tiens, voilà la clef de mon armoire.
                            
                                ***

Scapin se venge de l'avarice de Géronte. Il le fait entrer dans un sac, prétextant qu'une troupe de soldats est à leur poursuite. En réalité, il contrefait tous les soldats et lui donne des coups de bâtons à travers le sac.

GÉRONTE  sortant la tête du sac. - Ah !je suis roué !
SCAPIN- Ah! Je suis mort.
GÉRONT-  Et. pourquoi diantre faut-il qu'ils frappent sur mon dos ?
SCAPINl   lui remettant la tête dans le sac. - Prenez garde, voici une demi-douzaine de soldats tout ensemble. (il contrefait plusieurs personnes ensemble.) <<Allons, tâchons à trouver ce Géronte, cherchons partout. N'épargnons point nos pas. Courons toute la ville. N'oublions aucun lieu. Visitons tout.
Furetons de tous les côtés. Par où irons-nous ? Tournons par là. Non, par ici. A gauche. A droite. Nenni. Sifait. >>(A Géronte avec sa voix ordinaire.) Cachez-vous bien. (( Ah !camarades, voici son valet. Allons, coquin, il faut que tu nous enseignes où est ton maître. - Eh ! Messieurs, ne me maltraitez point. - Allons, dis-nous où il est. Parle. Hâte-toi. Expédions. Dépêche vite. Tôt. - Eh ! Messieurs, doucement. (Géronte met
doucement la tête hors du sac et aperçoit la fourberie de Scapin.)



Notes


"La farce moliéresque est une heureuse  combinaison de convention et d'observation. L'observation se glisse dans les détails, la convention domine les situations et les caractères. L'unité est assurée par Scapin, le meneur de jeu. "

René Bray, æuvres complètes de Molière, présentation, Les Belles-Lettres, 1950

Conventionnel, assurément Scapin l' est. (...) D'autres valets et d'autres fourbes ont enrichi le personnage, mais aussi la fantaisie du poète. L'esquisse est cette fois extraordinairement précisée, même dans la convention. Le goût de l'aventure, l' ardeur dans l' intrigue, le courage (...) la souplesse surtout et l'infinie diversité attestent la présence de multiples traditions, et pourtant le valet est lui-même, Scapin, type vivant et inoubliable. La farce ici touche au grand art. Le mouvement y contribue. Le comique y est moins constant que dans Le Médecin malgré lui, le sujet est plus artificiel que celui de Georges Dandin ; mais l'élan imprimé à la pièce dès le début et soutenu sans défaillance jusqu'à l'apothéose du fourbe donne à Scapin une force vraiment extraordinaire. Si le théâtre est avant tout action, c'est là du théâtre pur.
                                                     
                                                                               


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14 septembre 2009 1 14 /09 /septembre /2009 22:00


1606 - 1684


Poète et dramaturge de l'héroïsme et de la grandeur romaine, Pierre Corneille a donné à la morale des accents sublimes.


Une gloire rapide

Issu d'une famille de magistrats, Pierre Corneille naît à Rouen en 1606. Au collège des jésuites où il poursuit d'excellentes études secondaires, il se passionne pour la morale et l'éloquence de Sénèque et Lucain, stoïciens latins ; il découvre aussi l'art de la scène, car le collège utilise la représentation théâtrale à des fins pédagogiques. La présence à Rouen de nombreuses maisons  d' édition spécialisées dans le théâtre l' oriente déjà vers sa vocation. Aussi renonce-t-il à une carrière juridique ; en 1628, il prétère acheter deux offices d'avocat qu'il conservera jusqu'en 1650, et il se consacre définitivement à l'écriture dramatique. A Mondory, directeur du théâtre du Marais, Corneille confie le Manuscrit de Mélite (ou Les Fausses Lettres). En 1629, la pièce est jouée à Paris et connaît un vif succès, dû à son comique discret qui prend pour cible le badinage de jeunes amoureux. Corneille, étonné d'une célébrité si soudaine, continue à donner des comédies d'intrigue : La Veuve (1631), La Galerie du palais (1632), La Suivante (1633) et La Place Royale (1634) ; ces pièces reprennent le schéma des amours contrariés de la pastorale. Parallèlement il écrit des tragi-comédies Clitandre (1631) et Médée (1635), mais leur ton trop pathétique s' éloigne souvent de toute vérité humaine. Avec L' illusion comique (1636), il revient à la comédie en mêlant la féerie et le burlesque et en proposant une réflexion sur la magie du théâtre. Le Cid (1637) achève de le rendre maître de la scène française, malgré la querelle des doctes*, pédants et jaloux qui y voient une atteinte à la vraisemblance. L' Académie déclare que la pièce n'est conforme ni aux règles théâtrales ni aux bienséances. Cela ne l'empêche pas de connaître un succès incomparable qui fait dire à Boileau : "Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue."

* savants, érudits

Retraite et recueillement

Après une période de réflexion, Corneille partage son temps entre Paris et Rouen où il se marie, en 1640, avec Mlle de Lampérière, avec qui il aura six enfants. Il tire désormais ses sujets d'æuvres de l'histoire romaine. Avec Horace et Cinna en 1640 et La Mort de Pompée en 1643, il analyse les rapports du pouvoir à Rome et met en scène un héroïsme empreint d'absolu. En 1644, il choisit de donner ses pièces à l'hôtel de Bourgogne, salle rivale du théâtre du Marais où les précédentes avaient été jouées. Avec Rodogune (1645) apparaît une soumission apparente aux règles du théâtre mais qui va de pair avec une prolifération de coups de théâtre. Après son élection à l'Académie française en 1647, cette tendance s'accentuera avec Héraclius (1647), Andromède (1650) et Nicomède (1651). Parallèlement, Corneille se http://storage.canalblog.com/01/26/409507/23939069_p.gifconsacre à une méditation sur  l'héroïsme religieux ; Polyeucte (1642) et Théodore, vierge et martyre (1646) révèlent la ferveur mystique de son inspiration chrétienne. Après l'échec de Pertharite (1651), il publie une traduction en vers de L'Imitation de Jésus-Christ (de 1651 à 1656). Au même moment, il réfléchit sur son art et sa dramaturgie dans trois Discours ainsi que dans des Examens de chacune de ses pièces, qui paraîtront en 1660.

(ci contre maison de Corneille à Rouen)

Les dernières tragédies

Oedipe (1659), tragédie dédiée à Fouquet, marque son retour à la scène. Désormais, il puisera son inspiration dans l' Antiquité grecque et chez les peuples barbares. Une vision romanesque fort proche de la manière tragi-comique se fait jour. Bientôt concurrencé par Racine, qui bénéficie du goût nouveau pour la simplicité des constructions dramatiques, Corneille passe en arrière-plan de la scène littéraire. Après Sertorius (1662), il reçoit une petite pension qui lui permet tout juste de vivre. Il a perdu la verve de ses premières tragédies, et Sophonisbe (1663), Othon (1664), Attila (1666) et Tite et Bérénice (1670) n'arrivent pas à supplanter la gloire du théâtre racinien. Aussi Suréna (1674), où se mêlent harmonieusement tendresse et héroïsme, vient-elle clore la carrière théâtrale de Corneille, non sans révéler pourtant encore un souffle créateur puissant qui ne sera vraiment reconnu que trois siècles plus tard.

Héroïsme et liberté

Malgré la diversité de l'æuvre cornélienne, l'héroïsme reste son thème central : l'homme est sans cesse confronté à son destin et se doit de mériter son honneur pour sa gloire. Tout l'environnement contingent de l'histoire et de la politique lui permettent de se dépasser et de justifier ses actes personnels. Aussi le héros est-il celui qui maîtrisera ses impulsions, qui refusera la fatalité aliénante, pour revendiquer sa liberté. Le stoïcisme de Corneille, loin d'être fait de contraintes, est une conduite nécessaire à acquérir pour être pleinement soi-même. Comme les jésuites qui l'ont formé, Corneille croit en l'homme et à son libre arbitre. Ainsi l' æuvre de Corneille se fonde sur une morale exaltante et généreuse, et l'originalité de ses choix dramaturgiques vient souligner une vision optimiste du monde.

Le contraste entre l' æuvre de Pierre Corneille et sa vie a toujours surpris les commentateurs : où donc ce paisible bourgeois de Rouen a-t-il bien pu poser son regard pour écrire des pièces impétueusement géniales,
? Pas sur son triste univers quotidien, en tout cas...

I) Le Cid :

Au commencement de la pièce dans un exemple de la "fausse piste" que Corneille aimait préparer à son spectateur, on apprend qu'il est certain que le Comte Gormas, père de Chimène, sera nommé gouverneur de    l' Infant. Ainsi, tout semble favoriser l'union de Chimène et de Rodrigue, que le Comte approuve. Mais, par un renversement inattendu, c'est Don Diègue, père de Rodrigue, qui reçoit cet honneur. Le Comte, furieux, dénonce son rival comme indigne du choix, et dans un accès de rage finit par souffleter le vieillard. Ce dernier, trop faible pour se défendre, demande à son fils de le venger. La scène où le jeune Rodrigue défie le Comte, grand guerrier et soutien principal du royaume, illustre bien la tension dramatique que Corneille savait prêter au dialogue.

DON RODRIGUE :
A moi, Comte, deux mots.
LE COMTE :
Parle.
DON RODRIGUE:
Öte-moi d'un doute.
Connais-tu bien don Diègue ?
LE COMTE:
Oui.
DON RODRIGUE:
Parlons bas, écoute.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l'honneur de son temps, le sais-tu?
LE COMTE :
Peut-être.
DON RODRIGUE
Cette ardeur que dans les yeux je porte,
Sais-tu que c'est son sang, le sais-tu?
LE COMTE:
Que m'importe !
DON RODRIGUE:
A quatre pas d'ici je te le fais savoir.
LE COMTE :
Jeune présomptueux !
DON RODRIGUE:
Parle sans t'émouvoir.
Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées
La valeur n'attend point le nombre des années.
LE COMTE:
Te mesurer à moi ! qui t'a rendu si vain,
Toi qu'on n'a jamais vu les armes à la main?
DON  RODRIGUE:
Mais pareils à deux fois ne se font point connaître
Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître.
LE COMTE:
Sais-tu bien qui je suis ?
DON RODRIGUE:
Oui, tout autre que moi
Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d'effroi.
Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Semblent porter écrit le destin de ma perte.
J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur,
Mais j'aurai trop de force, ayant assez de coeur.
A qui venge son père il n'est rien impossible :
Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.
LE COMTE :
Ce grand coeur qui paraît aux discours que tu tiens,
Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens
Et croyant voir en toi l'honneur de la Castille,
Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Je sais ta passion et suis ravi de voir
Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir,
Qu'ils n'ont point affaibli cette ardeur magnanime,
Que ta haute vertu répond à mon estime
Et que voulant pour gendre un cavalier parfait,
Je ne me trompais point au choix que j'avais fait.
Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse,
J'admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal,
Dispense ma valeur d'un combat inégal ;
Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire :
A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
On te croirait toujours abattu sans effort
Et j'aurais seulement le regret de ta mort.
DON RODRIGUE:
D'une indigne pitié ton audace est suivie :
Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie?
LE COMTE:
Retire-toi d'ici.
DON RODRIGUE:
Marchons sans discourir.
LE COMTE :
Es-tu si las de vivre?
DON RODRIGUE:
As-tu peur de mourir?
LE COMTE :
Viens, tu fais ton devoir et le fils dégénère
Qui survit un moment à l'honneur de son père.


Le Cid~ II,
2





Notes :

Le système dramaturgique cornélien

Corneille met au premier plan de ses préoccupations l'admiration et la nécessité de plaire par une juste peinture de l'homme et des mæurs. Mais l'auteur n'es pas arrêté par la vraisemblance ; les personnages peuvent avoir des qualités morales démesurées puisqu'ils constituent une élite (souverains, princes, grands capitaines) et qu'i!s sont pris dans une action tragique digne, à leur hauteur. Au vraisemblable, Corneille préfère une "vérité extraordinaire" .

Le conflit cornélien

Le conflit tragique réside dans l'opposition entre "l'impétuosité des passions" et "les lois du devoir et les tendresses du sang". Mû par une situation exceptionnelle, le héros est en proie à une lutte entre la passion et le devoir (ou le sentiment naturel). Dans son choix, il a une valeur exemplaire : en lui, nous devons voir le meilleur de nous-mêmes.

L'art de Corneille

 
Les ressorts dramatiques essentiels sont les grands débats intérieurs du héros et les rebondissements ou coups de théâtre qui créent le mouvement dramatique. Parfois une poésie héroïque épique éclate, qui confère une esthétique baroque à une action tragique classique. Par son goût des formules, des maximes, Corneille atteint au sublime, révèle des valeurs absolues.



II) L'illusion comique

On a souvent comparé "L'illusion" à la palette de couleurs que l' artiste prépare avant de commencer
à peindre. Et il est vrai que tout le théatre classique y figure déjà en puissance, comme prêt à surgir de la main de l' artiste.


Un père, à la recherche de son fils disparu, s'adresse à un magicien qui évoque sous ses yeux la vie du jeune homme et montre les bienfaits de son nouveau métier, comédien.

Le théâtre français en pleine mutation

Dans les années 1630, notre théâtre est en train de devenir un art majeur. Longtemps demeuré populaire, il gagne désonnais les milieux les plus cultivés. Corneille, lui, a fait figure de pionnier. En 1636, il n'a que trente ans, mais la gloire l'a déjà désigné. Un an avant sa consécration définitive avec Le Cid, il publie L' Illusion comique, bouquet multicolore de personnages, de péripéties, de genres très différents. C'est, au seuil du classicisme, un chant euphorique, une apologie enthousiaste du métier de comédien.

Le parcours initiatique d'un jeune premier

 Pridamant, un bourgeois de Bretagne, a mis son fils Clindor en fuite à force de sévérité. Pris de remords, il parcourt l'Europe à sa recherche. Au désespoir, il s'adresse au magicien Alcandre, qui accepte d'employer son art pour évoquer sous ses yeux l'histoire de Clindor, dans une sorte de mise en scène théâtrale. On apprend ainsi que Clindor, après sa fuite, est devenu le valet de Matamore, capitaine fanfaron et extravagant, qui est aussi l'amant d'lsabelle, jeune fille au cæur sincère, et au parler vrai. Mais Clindor est un jeune homme dissipé, qui se laisse aller à la facilité de ses dons naturels de comédien. Il séduit Lyse, la servante d'lsabelle, pour lui avouer ensuite, avec un cynisme ingénu, qu'il lui préfère sa maîtresse, plus fortunée. Lyse, mortifiée, complote avec Adraste, le rival de Clindor auprès d'lsabelle, et ils projettent de lui faire donner une bastonnade en guise de leçon. Mais l'affaire tourne mal, et Clindor tue Adraste. Condamné à mort, il passe une nuit d'angoisse dans sa prison. Il y gagne la maturité qui lui manquait, et, quand lsabelle le délivre, il est enfin devenu un grand acteur. C'est ce que montre l'acte V, où Pridamant voit Clindor et lsabelle jouer une tragédie sur une scène invisible avec un talent consommé.

Extraits :

Clindor en prison.

Quel bonheur m' accompagne à la fin de ma vie !
lsabelle, je meurs pour vous avoir servie
Et de quelque tranchant que je souffre les coups
Je meurs trop glorieux, puisque je meurs pour vous.
Hélas ! que je me flatte et que j' ai d' artifice
A me dissimuler la honte d'un supplice ! (...)
Je frémis à penser à ma triste aventure ..
Dans le sein du repos je suis à la torture :
Au milieu de la nuit, et du temps du sommeil,
Je vois de mon trépas le honteux appareil ;
J' en ai devant les yeux les funestes ministres ..
0n me lit du sénat les mandements sinistres,
Je sors les fers aux pieds,  j'entends déjà le bruit
De l'amas insolent d' un peuple qui me suit,
Je vois le lieu fatal où ma mort se prépare,
Là mon esprit se trouble et ma raison s' égare,
Je ne découvre rien qui m' ose secourir
Et la peur de la mort me fait déjà mourir.
lsabelle, toi seule, en réveillant ma flamme,
Dissipes ces terreurs et rassures mon âme ;
Et sitðt que je pense à tes divins attraits,
je vois évanouir ces infâmes portraits.
Quelques rudes assauts que le malheur me livre,
Garde mon souvenir, et je croirai revivre
***
L'extravagance de Matamore

MATAMORE
Écoute : en ce temps-là, dont tantôt je parlois,
Les déesses aussi se rangeaient sous mes lois ;
Et je te veux conter une étrange aventure
Qui jeta du désordre en toute la nature,
Mais désordre aussi grand qu' on en voie arriver.
Le soleil fut un jour sans se pouvoir lever,
Et ce visible Dieu que tant de monde adore,
Pour marcher devant lui ne trouvait point d'Aurore :
On la cherchait partout, au lit du vieux Tithon,
Dans les bois de Céphale, au palais de Memnon ..
Et faute de trouver cette belle fourrière,
Le jour jusqu' à midi se passa de lumière.
CLINDOR
Où pouvait être alors la reine des clartés ?
MATAMORE
Au milieu de ma chambre, à m' offrir ses beautés.
Elle y perdit son temps, elle y perdit ses larmes ;
Mon cæur fut insensible à ses plus puissants charmes ;
Et tout ce qu' elle obtint pour son frivole amour
Fut un ordre précis d' aller rendre le jour.

Notes :

Le jeune Corneille commence à écrire pour le théâtre dans une période charnière. Il assure la transition du baroque au classicisme, ce qui permet à son esprit novateur de s'exprimer pleinement, notamment dans
L' lllusion comique.

L'idée géniale de Corneille est d'avoir choisi,  pour faire l'éloge du théâtre, l'histoire d'un garçon que rien ne prédisposait au métier des planches, sauf son propre talent : de sorte que pendant quatre longs actes, il n'est pas question une seule fois de la comédie !

"L' Illusion comique dont je parle ici est une pièce irrégulière et bizarre, et qui, par ses agréments, n'excuse point sa bizarrerie et son irrégularité."

Fontenelle

"Ce qui surprend dans "L'illusion comique", c'est l'aisance parfaite, la libre allure et le grand air du style. Du premier pas, Corneille atteignait la perfection."

Théophile Gautier

"Tout ce petit monde des comédies de jeunesse, qui se résume de manière parfaite dans les scènes de Clindor, de Lyse et d'lsabelle, le monde plus épais et plus résistant qu'habitent Matamore et le geôlier, ne sont plus ici qu'images dans un miroir. Et je ne connais pas d'oeuvres où l'on puisse saisir de manière plus authentique la poésie rêveuse et  passionnée de Corneille, dans des décors contournés et précieux où le baroque Louis XIII  devient architecture même du songe."

Robert Brasillach


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22 août 2009 6 22 /08 /août /2009 17:22


1547 - 1616

 

I Don Quichotte

 

 

 

Si le viel hidalgo Don Quichotte est un idéaliste et un rêveur impénitant, Cervantes, lui, fut un homme d'action, durement confronté à la vie, plongé dans la guerre et dans le silence des prisons.

Miguel de Cervantes Saavedra (29 septembre 1547 à Alcala des Henares - décédé le 22 avril 1616 à Madrid) est un romancier, poète et  dramaturge espagnol, universellement célèbre pour son roman DON QUICHOTTE, reconnu comme le premier roman moderne. Miguel de Cervantes est souvent considéré comme la plus grande figure de la littérature espagnole. Il  aimait à dire : « la plume est la langue de l'âme ».


 

Miguel de Cervantes Saavedra (portrait imaginaire, étant donné
qu'il n'existe aucun portait authentifié de l'époque)


La fin d'une époque


Pour situer Cervantès dans l'histoire littéraire et le comparer aux plus grands, il suffit de citer deux de ses contemporains : Shakespeare  (1564-1616) et Montaigne (1533- 1592). Comme eux, il fut le témoin des profonds bouleversements qui marquèrent le passage de la Renaissance au XVII ème siècle. Comme eux, il est l 'auteur de chefs-d'oeuvre qui ont une place à part dans la littérature mondiale, notamment par leur originalité et leur <<actualité >>, et par leur côté précurseur. La comparaison s'arrête là ; car si la vie de Shakespeare et celle de Montaigne se confondent avec leur oeuvre, et vice versa, Cervantès, lui, fut un homme d'action avant d'être un intellectuel, et il eut à se battre, dans tous les sens du terme, pour gagner sa vie, pour <<sauver sa peau >> - quitte à y perdre une main - et pour atteindre enfin la célébrité à cinquante-huit ans, celle que lui valut "Don Quichotte". On l'aura compris, sa vie fut plutôt un roman d'aventures qu'une existence studieuse consacrée à la méditation et  à l'introspection. Dans notre monde médiatisé, Cervantès aurait plus d'une fois défrayé la chronique et fait la une des journaux à sensation, au fil de ses <<exploits >>.


Le choix des armes

Avant les années 1560, on ne sait que peu de choses de la vie de Miguel de Cervantès. Il eut semble-t-il une enfance quelque peu bousculée, due aux difficultés financières de son père, apothicaire et chirurgien, forcé d'effectuer de nombreux déplacements pour son métier. Le jeune homme fréquenta sans doute l'Université, car il parle en personne concernée de la vie étudiante dans certaines de ses oeuvres. De plus, grâce à son maître, l'humaniste Lopez de Hoyos, il participa à l'hommage rendu à Élisabeth de Valois, en écrivant des poèmes sur la disparition prématurée de la reine d'Espagne, fille d'Henri II. Cela prouve au moins que Cervantès fréquentait les milieux des intellectuels et des poètes, et qu'il avait des goûts littéraires assez bien arrêtés. Pourtant, il choisit de se diriger vers la carrière militaire. Il fut d'abord http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/e/e0/Battle_of_Lepanto_1571.jpg/260px-Battle_of_Lepanto_1571.jpgcamérier* du cardinal Giulio Acquaviva, représentant du pape en Espagne, qu'il suivit en Italie lorsque le légat rentra à Rome. Cervantès s'engagea alors
dans l'armée espagnole d'Italie, avec laquelle il participa à la fameuse bataille de Lépante (1571), qui allait lui valoir son surnom de <<Manchot de Lépante >>. Auteur d'actes héroïques, toujours présent au coeur du danger et des combats, il fut blessé à plusieurs reprises et finit par perdre sa main gauche. Avec fierté, pour bien rappeler que son infirmité <<n'avait pas été contractée dans quelque taverne >> , il ne manqua pas de rappeler ces faits d'armes dans ses oeuvres. Son état ne l'empêcha pas de combattre à nouveau, participant avec son jeune frère Rodrigo à la bataille navale de Navarin (1572), contre les Turcs.

*
Dans l Eglise Catholoque, le camérier est un membre de la  Famille Pontificale, chargé du service personnel du pape.

Écrire pour survivre

 Ayant bénéficié d'un congé, il décida de rentrer en Espagne avec son frère, et c'est au cours de ce voyage (1575), probablement au large de la Camargue, qu'il fut fait prisonnier par des pirates ; emmené à Alger, il y resta captif pendant cinq ans (Récit du Captif) et commença à écrire "la Galatée", non sans avoir essayé à plusieurs reprises de s'évader. Racheté en 1580, il rentra en Espagne, n'ayant d'autre moyen d'existence que sa plume. Il écrivit des pièces de théâtre, termina et publia "la Galatée" (1585) - un http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/1/17/Invincible_Armada.jpg/400px-Invincible_Armada.jpgroman pastoral -, se liant aux meilleurs écrivains du moment (Calderon, Tirso de Molina, etc.). Mais son art ne suffit pas à le faire vivre, surtout qu'il s'était marié en 1584. A la recherche d'un emploi public, il réussit à obtenir le poste de com missaire à  l'approvisionnement de l'Invincible Armada*, puis il fut recouvreur d'impôts en Andalousie.
 
*
fr.wikipedia.org/wiki/Invincible_Armada

Don Quichotte en prison

En 1589, accusé d'escroquerie au détriment de l'Église, il fut excommunié et emprisonné, un sort qu'il connut d'ailleurs à plusieurs reprises, pour des affaires d'argent et, en 1605, pour une accusation infondée de meurtre. Du reste, il commença à écrire "Don Quichotte" <<en un lieu où toute incommodité a son siège,où tout bruit lugubre fait sa demeure>>, c'est-à-dire en prison, et plus précisément, sans doute, à la prison de Séville, où il passa sa captivité, dit la légende, dans une cage à gros barreaux. En 1605, libre, il fit paraître la première partie de "L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche", qui connu
un succès immédiat et permit à son auteur de n'avoir d'autre souci que la production littéraire. Dans les demières années de sa vie, il fit paraître "Les Nouvelles exemplaires" (1613), la seconde partie de "Don Quichotte" (1615), un recueil de pièces de théâtre intitulé Huit Comédies et Huit  "Entremeses"  nouveaux (1615), tandis que "Les Travaux de Persilès et Sigismonde", roman de l'adieu à la vie et à la gloire, probablement terminé quelques jours seulement avant sa mort, fut publié par sa femme en 1617.


**********************

Notes :


Voici ce que P. Guenoun (Cervantès par lui-même, Éditions du Seui!, 1971) écrit du Don Quichotte :  

<< oeuvre multiple, parabolique, et qui porte en elle les traditions des trois Espagnes, la juive, la chrétienne et la musulmane, l'histoire du chevalier errant au sang impur et de son fidèle écuyer au sang statutaire compose ainsi la geste épicoburlesque de ces trois Espagnes imaginairement revivifiées pour donner un passe-temps au coeur mélancolique et chagrin... >>

<< Soldat, prisonnier des Turcs, petit Fonctionnaire itinérant, empêtré dans ses livres de comptes, à peine a-t-il  conquis un domici!e fixe qu'il se voit harcelé par les soucis que lui causent des difficultés d' argent inextricables, ou une famille calamiteuse qui lui procure les pires déboires. C'est dans l'inquiétude qu'est conçu un chef-d'oeuvre  d'équanimité. Le monde entier semble conjuré contre son recueillement et sa paix intérieure. Cervantès est l'homme de toutes les mésaventures, et dans l'ordre littéraire comme dans ses affaires privées, i! est en butte à tous les traquenards.  Comment une telle existence n'aurait-elle pas modelé son génie primesautier ? >>

 J. Babelon, Cervantès. Nouvelle Revue critique 1939


II : Nouvelles exemplaires

Douze nouvelles d'amour et d' aventure au temps du Siècle d'or  Espagnol  sont narrées dans une atmosphère baroque de monde à l'envers et de tromperie universelle.

En Espagne, le mot novela désigne aussi bien le roman que la nouvelle. Il  vient de novela italien qui signifiait  "mensonge, farce, tromperie, événement, conte", c' est-à-dire un genre que l'on ne trouvait que dans les bouches basses et viles.
Mais Cervantes (1547-1616) se proposa d' écrire des "Nouvelles exemplaires* ", c'est-à-dire des récits caractérisés par leur exemplarité  morale et leur contenu  édifia
nt.

*
fr.wikipedia.org/wiki/Nouvelles_exemplaires


L'Espagne du Siècle d'or

Dans "Le Curieux impertinent", nous est démontrée l'imprudence qu'il y a pour un mari à mettre à l'épreuve la fidélité de sa femme. Et dans "Le Jaloux d' Estrémadure", on voit le danger pour un presque septuagénaire de se marier avec une jeune fille de quinze ans. Ces deux maris qui ont enfreint les lois naturelles mourront désespérés. "La Petite Gitane" nous fait vivre dans le monde libre des gitans et "L'illustre Souillon" dans les coulisses d'une auberge tolédane. L'une et l'autre se terminent par une "reconnaissance". La petite gitane et l'illustre bonne sont deux filles nobles que leurs parents finissent par retrouver. Quant à L'Amant libéral, sa prodigalité finira par avoir raison de ses amours et de sa destinée malheureuses. La plus  picaresque des nouvelles est "Rinconete et Cortadillo", l'histoire de deux jeunes vagabonds qui se font  admettre dans la confrérie des voleurs de Séville. Dans "Le Licencié de verre", le héros a la folie de se croire de verre, mais il n'en dit pas moins,  comme Don Quichotte, de bonnes vérités. Et "Le Colloque des chiens", qui ferme le recueil, est un bavardage entre chiens qui nous font faire le tour de toute une société et de toute une époque.

Le monde à l'envers

Le lecteur, habitué aux æuvres réalistes, est émerveillé par le curieux comportement des personnages, par leur invraisemblable psychologie, par leurs contradictions. Avec "les Nouvelles exemplaires", on se trouve plongé dans un monde parfois diabolique, souvent fantastique et merveilleux. Ce monde à l'envers, thème banal de la littérature baroque, est un monde dans lequel les situations insolites sont monnaie courante. Cervantes lui-même n'hésite d'ailleurs pas à confesser dans le prologue des "Nouvelles exemplaires" que son unique obsession est de divertir et de surprendre, bref de ne pas ennuyer son lecteur. En créant ce monde paradoxal des "Nouvelles exemplaires", dans lequel les alguazils* sont galants, les voleurs d'honnêtes gens, et les gitans des nobles, Cervantes veut nous signifier que tous les principes, même les plus sacrés, se valent, et que les mæurs sont relatives.

*
L'alguazil (de l'espagnol alguacilillo, lui même de l'arabe āl-ġazil (l'archer)  est le « policier » de l' arène pendant la corrida.



**************

Extraits :

                                                                                                        

La Petite Gitane


A peine Précieuse eut-elle achevé sa romance que de l' illustre auditoire et grave sénat qui l'écoutait une seule voix se forma et dit :

- Recommence, Précieuse, les cuartos ne te manqueront pas plus que la terre !

Il  y avait plus de deux cents personnes à regarder la danse et à écouter le chant des gitanes, et dans l'instant de la plus grande ardeur, un des lieutenants de la ville vint à passer par là et, voyant tant de gens assemblés, demanda ce que c'était : on lui répondit qu'on écoutait chanter la belle petite gitane. Le lieutenant s'approcha, car il était curieux, écouta un moment et, pour demeurer fidèle à la gravité de son état, s'en fut avant la fin de la romance. Mais la petite gitane lui avait plu à l'extrême, et il manda un sien page auprès de la vieille afin que, le soir tombé, elle allât che lui avec ses compagnes, car il voulait que sa  femme doña Clara les entendit.  A quoi la vieille répondit qu' elle irail. Le ballet, le chant s' achevèrent, on changea de lieu ; là-dessus un page fort galamment mis se présenta devant Précieuse et lui tendant un papier plié lui dit :

- Précieuse, chante la romance que voici : elle est fort belle. Je t'en donnerai d' autres de temps en temps, de sorte que tu auras renom d' être la plus grande chansonnière du monde.

- J' apprendrai celle-ci de fort bonne grâce, répondit Précieuse, et ne manquez point, monsieur, de me donner les chansons dont vous parlez, à condition qll'elles soient honnêtes. Si vous voulez que je vous les paye, accordons-nous par douzaines : douzaine chantée, douzaine payée. Car penser que je vous payerai  d' avance, cela est impossible.



L' Amant libéral


- L' histoire demande plus de loisir, répondit Léonise. Apprends pourtant qu'au bout d' une journée après notre séparation, le bateau de Yousouf revint, par un gros vent, sur l' île de Pantellaria où nous vÎmes aussi notre galiote. Mais la nôtre, sans que l' on y pût remédier, alla droit aux rochers. Mon maître, voyant sa perte si proche, vida prestement deux barils
qui étaient pleins d' eau, les boucha fort soigneusement et les attacha l' un à l'autre avec des cordes ..il me mit au milieu, se déshabilla et prenant un autre baril entre ses bras, se noua un corde autour de la ceinture et de la même corde s'attacha à mes barils. Puis courageusement, il se jeta à l' eau, m'entraînant avec lui. Je n'eus pas le coeur de me jeter, un autre Turc me poussa derrière YousouJ,  je tombai inanimée et ne retrouvai le sens que dans les  bras de deux Turcs qui me tenaient la face contre terre, vomissant toute l'eau que j' avais bue. Tout effrayée, j' ouvris les yeux et vis Yousouf à mes côtés,la tête en miettes, on m'apprit qu'il avait été donner sur les rochers et y avait terminé ses jours. Ces Turcs ajoutèrent qu'en tirant sur la corde, ils m'avaient amenée à terre à
demi noyée.



****************

Notes :



Comme tous les grands auteurs, Miguel de Cervantes est un écrivain extrêmement ambigu. Avec les Nouvelles exemplaires, il veut divertir le lecteur, certes, mais aussi l'édifier et le porter à la vertu. Cependant, le caractère exemplaire des Nouvelles semble douteux à de nombreux critiques.

Ainsi, le célèbre dramaturge espagnol Lope de Vega (1562-1635) écrit que "les Nouvelles de Cervantes" pourraient être exemplaires", c'est-à-dire qu'à son son avis, elles ne l'étaient pas.

De la même manière, Cristóbal Suårez de Figueroa, en 1615, deux ans après la publication des Nouvelles exemplaires, les présente "comme intrinsèquement nocives et perverses considérées d'un point de vue moral".

Ortega y Gasset (1883-1955) précise : "Cet adjectif d'exemplaire n'est pas si étrange. Ce soupçon de moralité que le plus profane de nos écrivains verse sur ses nouvelles appartient à l'héroïque hypocrisie exercée par les élites du XVIIe siècle." Qu'en penser ? Les Nouvelles exemplaires n'auraient-elles plus rien d'exemplaire ?"

Mariano Baquero Goyanes, critique littéraire contemporain, nous répond qu'en  "donnant le titre de Nouvelles 
exemplaires à son recueil, Cervantes signalait à la fois une ressemblance et une différence par rapport aux nouvelles italiennes, modèles du genre. Les Nouvelles étaient bien des "novellas" au sens italien du terme, c'est-à-dire des récits courts. Mais elles ne l'étaient pas en ce qui concernait leur tonalité morale, bien sage comparée aux fictions italiennes,insolentes et osées".

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22 août 2009 6 22 /08 /août /2009 14:33



1533 - 1592



 Une jeunesse dans la tourmente

Michel de Montaigne naît le 28 février 1533 au château de Montaigne, troisième enfant d'une famille de notables bordelais  son père, Pierre Eyquem, seigneur depuis 1519, le confie dès l'âge de deux ans à un précepteur allemand qui ne lui parle que latin, de sorte qu'il doit, après six ans, apprendre le français comme une langue étrangère. En 1540, il entre au collège de Guyenne puis à la faculté des Arts où il s'initie à la philosophie. Mais, en 1548, une révolte contre la gabelle - <<
La gabelle est une  taxe sur le  sel ayant existé en  France au  Moyen-Âge  et à l' l'époque moderne. C'était alors l'une des  aides ou taxe indirecte>>éclate à Bordeaux : Montaigne poursuit ses études de droit à Toulouse. En 1554, il reprend la charge de son père, conseiller à la Cour des aides de Périgueux, ce dernier étant devenu maire de Bordeaux au moment des guerres de religion. Élu trois ans plus tard au parlement de Bordeaux, Montaigne y fait la connaissance d'Étienne de La Boétie* à qui le liera une amitié parfaite. Les troubles religieux s'aggravant, le parlement le charge d'une mission à Paris au retour de laquelle il a l'immense douleur de perdre La Boétie, le 18 août 1563.


* http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89tienne_de_La_Bo%C3%A9tie


 La retraite et la rédaction des "Essais"

Alors commence pour Montaigne une période de repli et de méditation ; s'il se marie en 1565 avec Françoise de la Chassaigne, la disparition de son père trois ans plus tard et la mort de cinq de ses enfants l'affectent et l'invitent à se retirer des affaires : en 1570, il vend sa charge au parlement de Bordeaux et commence, au plus fort des guerres civiles, en 1571, la rédaction d'un ouvrage qui deviendra célèbre :" les Essais". Retiré dans sa <<librairie*>>
  (voir ci-dessous) - , Montaigne lit les grands classiques de l' Antiquité : Plutarque devient son auteur favori, mais César ou Sénèque le passionnent également. Toutefois, il ne compte pas refaire ce que d'autres ont déjà fait avant lui : il veut se décrire et se découvrir dans une æuvre à la limite entre la réflexion philosophique, le journal intime, la rêverie et l'autobiographie. Aussi traite-t-il indifféremment de la cruauté et du sommeil, de son amour pour les livres et de sa haine du pédantisme, de l'amitié et de la mort. Cette diversité du propos souligne la fantaisie et la générosité littéraire d'un auteur qui, tel Rabelais dont il était le lecteur, n'ennuie jamais.

 

*Il travaillait dans une tour ronde, qu'il nommait sa « librairie », où cet extraordinaire observateur des méandres de l'esprit de ses congénères fit graver en lettres de feu sur les solives du plafond le fruit de ses réflexions et de ses lectures, nous laissant une véritable leçon de sagesse et le testament d'un humanisme universel, dont l'influence est encore réelle de nos jours.

 
Outre les Essais, Montaigne a laissé un précieux  "Journal de voyage en Italie",  de nombreuses lettres ainsi que les célèbres  "Sentence"* peintes dans sa librairie . "Certes, c' est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant que l' homme.  Il est malaisé d'y fonder jugement constant et uniforme.".
Montaigne.

 
* http://www.philo5.com/Textes-references/Montaigne_SentencesLibrairie.htm


La maladie et le voyage

Après la première publication des Essais, en 1580, Montaigne
entame une longue période de voyages et de cures : atteint de calculs rénaux-la fameuse  "gravelle"  qui le fait tant souffrir - il se rend en Allemagne et en Suisse. De Baden, i! descend vers le Tyrol, passe en Italie, s'arrête à Padoue, à Venise, à Ferrare. En  pèlerinage à Rome, i! apprend qu'i! est nommé maire de Bordeaux pour deux ans, ce qui lui fait hâter son retour.

La maturité politique

Ayant exercé ses fonctions de 1581 à 1583, Montaigne est réélu maire pour deux années : s'il ne parvient pas à éviter la guerre civile en Guyenne*, son crédit est toutefois renforcé par la visite de l'héritier du   trône, Henri de Navarre, qui séjourne chez lui pendant deux jours avec toute sa cour. Montaigne fait tous les efforts possibles pour réconcilier ce dernier avec le maréchal de Matignon, gouverneur de  guyenne pour Henri III. Les deux hommes se rencontrent le 12 juin 1585 et parviennent à s'entendre grâce à Montaigne, qui réussit ainsi à protéger Bordeaux contre les pillages des Ligueurs emmenés par Vaillac, gouverneur de Château Trompette. Mais, ce premier ennemi évité, un autre survient contre lequel nul ne peut lutter : en juin 1585, la peste se déclare à Bordeaux et gagne rapidement les alentours de la ville.  Montaigne a la chance d'être absent et se met à l'abri avec sa mère, sa femme et sa fille. Cette période de retraite forcée lui permet de lire des historiens, comme Quinte- Curce ou Tacite. Il compose alors le troisième livre de ses "Essais".


*
http://fr.wikipedia.org/wiki/Guyenne


Les dernières années

En 1587, il reçoit à nouveau la visite du roi de Navarre. Montaigne songe à préparer une quatrième édition de ses "Essais" et se rend à Paris à cet effet, au printemps 1588. Surpris par la journée des Barricades*, i! accompagne Henri III dans sa fuite vers Rouen. De retour à Paris le 10 juillet 1588, Montaigne est capturé par les rebelles de la capitale et emprisonné quelques heures à la Bastille. Montaigne regagne ensuite sa "librairie" et 
retrouve ses lectures favorites : Hérodote, Tite-Live, Cicéron, Aristote et saint Augustin. En juillet 1590, Henri IV lui écrit et l'invite à la Cour, mais Montaigne, malade, doit décliner l'offre royale.  Il meurt subitement chez lui, le 13 septembre 1592, à l'âge de 59 ans au cours d'une messe célébrée dans sa chapelle.

* http://fr.wikipedia.org/wiki/Journ%C3%A9e_des_barricades_%281588%29

*********************

Notes :


"L'universalité des Essais est un signe de la force vivante que représente dans le monde celui qui fut tout ensemble le premier de nos grands politiques et le premier de nos grands moralistes. "

Maurice Rat, Essais de Montaigne, introduction, Gallimard, 1962.

"Au départ, il y a cette question posée à Montaigne - cette question que Montaigne pose lui-même : une fois que la pensée mélancolique a récusé l'illusion des apparences, qu'advient-il ensuite ? Que va découvrir celui qui a dénoncé autour de lui l'artifice et le déguisement ? Lui est-il permis d'accéder à l' être, à la vérité, à l 'identité intérieure, au nom desquels il jugeait insatisfaisant le monde masqué dont il a pris
congé ? Si les mots et le langage sont une marchandise si vulgaire et si vile, quel paradoxe que de composer un livre et de s'essayer soi-même en faisant oeuvre de langage ! "

Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, Gallimard, 1983

"Pensée informe et ondoyante, passant sans trêve du mouvement à l'inertie, la pensée de Montaigne s'évaporait sans laisser de trace. Car, pensée sans substance, elle était aussi pensée sans durée. (...) Mais dès l'instant où Montaigne commence à tenir registre de sa pensée, sa pensée commence d'avoir une espèce d'histoire et par conséquent une espèce de durée. "

Georges Poulet, Etudes sur le temps humain, Plon, 1952


                 


"Les Essais"


Un gentilhomme livre ses pensées et ses expériences, et dessine ainsi le contours d'une sagesse.

"Essais" signifie "essais du jugement"  mais aussi   "essais de la vie" expérience ..
"Toute cette fricassée que je barbouille ici n'est qu'un registre des essais de ma vie" (Montaigne).
Le titre évoque la modestie de l'auteur mais aussi l'originalité de l'ouvrage.


En chaque homme,"la forme entière de l'humaine condition"


Âgé de trente-sept ans, Michel de Montaigne quitte ses fonctions de magistrat à Bordeaux et se retire dans sa propriété campagnarde. Durant les vingt-deux années qui le séparent de sa mort, il consigne par écrit d'abord ses notes de lectures, ses commentaires, puis bientôt et surtout ses pensées, émaillées d'anecdotes tirées de l'expérience. Les réflexions que lui suggère le monde contemporain trahissent un esprit critique et curieux. Cette acuité du regard, Montaigne la dirige aussi sur lui-même, et de cette analyse particulière il entend tirer une plus grande connaissance de l'homme en général, car "chaque homme (...) porte en soi la forme entière de l'humaine condition".


"
A sauts et à gambades"


Au fil des pages, se dégage une sagesse qui apparaît riche de mille nuances. Montaigne évoque la douleur et la mort pour suggérer qu'elles sont des créations de l'imagination que l' on peut apprivoiser ; il parle aussi de la vieillesse qui l'attend et doucement le conduit à son terme. Ailleurs, il propose des règles de pratiques de vie : se laisser guider par "mère Nature", savoir jouir pleinement de l'instant ; ailleurs encore, il confesse son amour de la vie. Mais suivre la nature, c'est aussi accepter ses limites ; "de nos maladies, la plus sauvage, c'est mépriser notre être...". Au fil des pensées, c'est en  quelque sorte l'idéal du "gentilhomme", presque de l''honnête homme" qui s'esquisse, et ce gentilhomme a les traits de Michel de Montaigne, jamais absent de ses écrits. Les thèmes foisonnent, des plus futiles aux plus essentiels : ainsi l'inconstance du monde et de l'homme, la faiblesse de l'homme mais aussi sa grandeur, la dénonciation de la torture et du colonialisme, l'éducation... pour ne citer que quelques unes des matières qui "se tiennent toutes  enchaînées les unes aux autres...". A la succession logique et construite des pensées, Montaigne préfère "l'allure à sauts et à gambades" qui donne au style sa vivacité et à la lecture son attrait.

Les Essais (1572- 1588) sont marqués par l' atmosphère d' intolérance que les guerres de Religion créaient alors dans le pays. A cette intolérance, Montaigne oppose la sagesse de l' honnête homme et le scepticisme  du philosophe.


Extraits :

Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si  mes pensée se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les  ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moi.


Nature a maternellement observé cela, que les actions qu' elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi  voluptueuses ; et nous conviez, non seulement par la raison, mais aussi par l'appétit ; c' est injustice de corrompre ses règles. Quand je vois et César, et Alexandre, au plus épais de sa grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs  naturels et par conséquent nécessaires et justes, je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c' est la roidir, soumettant par vigueur de courage à l' usage de la vie ordinaire ces violentes occupations et laborieuses pensées, sages, s'ils eussent cru que c' était là leur ordinaire vacation, cette-ci  l' extraordinaire. (...) Composer nos moeurs est notre office, non pas composer des livres, et gagner, non pas des batailles et provinces, mais l' ordre et tranquillité à notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d'oeuvre, c' est de vivre à propos. Toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n' en sont qu' appendicules  et adminicules pour le p/us.

Essais, IlI, XIlI


Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, où l' extrémité sert de borne d'arrêt et de guide, que par voie, du milieu, large et ouverte, et selon l' art que selon nature, mais aussi bien moins noblement aussi, et moins  recommandablement. La grandeur de l'âme n' est pas tant tirer à mont et tirer avant, comme savoir se ranger et  circonscrire. Elle tient pour grand tout ce qui est assez, et montre sa hauteur à aimer mieux les choses moyennes que les éminentes. Il n' est rien si beau et légitime que de faire bien l' homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et de nos maladies la plus sauvage c' est mépriser notre être...C' est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. Nous cherchons d'autres conditions, pour
n'  entendre l' usage des nôtres, et sortons hors de nous, pour ne savoir quel il y fait. Si avons-nous beau monter sur des échasses, car sur des échasses encore faut-il marcher de nos jambes...
Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance.

Essais, III, XIII


Notes :

Les Essais se composent de trois livres : les deux premiers furent rédigés à partir de 1572, et publiés en  1580. En 1588, parut une édition "augmentée d'un troisième livre et de six mille additions aux deux  premiers". Montaigne annota encore de manière abondante l'un des exemplaires de Bordeaux.

Quelques-unes des sentences inscrites sur les travées de la "librairie" de Montaigne :

"Je suis homme, rien de ce qui est humain ne m'est étranger."
Térence

Les hommes sont tourmentés par les opinions qu'ils ont des choses, non par les choses elle-mêmes.".
Epitecte

"Il est matelassier. Son rôle est de capitonner les aspérités de la vie, de nous fournir des coussins pour amortir les chocs du voyage. Il est le  prince de cette suave école du sommeil qui donnera plus tard La Fontaine. Sans doute laisse-t-il de côté certains jaillissements sublimes de l'âme, les folies, sacrifices, défis. Mais il évite aussi les férocités du fanatisme qui, dans notre faible nature, accompagnent souvent les galops des certitudes."
Paul Guth

Montaigne a eu deux passions : la vérité  et la liberté. "Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m'y rend allègrement, et lui tend les armes vaincues, de loin que je la vois approcher.(...) Je suis si affadi après (si ardemment épris de) la liberté que, qui me défendrait l'accès de quelque coins des Indes, j'en vivrai aucunement (quelque peu) plus mal à mon aise."

Montaigne



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SOPHOCLE



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                                                                                                       Antigone




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Philotecte abandonné par les Grecs







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Sophocle  Bas relief en marbre









Sophocle




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Pythagore



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Le Banquet manuscrit sur papyrus.






Platon par Raphaël





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ARISTOTE





Aristote par Raphaël




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Aristote sur une fresque murale à Rome




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Alexandre à une bataille






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Alexandre combattant un lion







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Bronze - Alexandre









Buste d'Alexandre le Grand







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Alexandre et Aristote





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Enluminure "Chanson de Roland"










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Mort de Roland à Ronceveaux
















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Charlemagne et le Pape Adrien I






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Charlemagne et son fils Louis le Pieux






RUTEBOEUF

                            



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Ruteboeuf par Clément Marot

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